Ostinato… homo: credo - Jeux d'artifices
Jean-Michel Pionetti
éditions autodafé
ISBN 2-9805745-0-3
 

Double singularité

Au commencement, le souffle de Dieu planait sur les eaux.

Premier verset de La Genèse. (1)

Y'a des trucs qui sont trop difficiles à comprendre pour les adultes,
y'a que les enfants qui peuvent.

‘Jean Diaz’, dans Le Passage, film de René Manzor.

Des jeux et des couleurs  

    Junior habite à la sortie de la ville. Ses parents ont une petite maison avec un jardin. Ce matin Junior est enrhumé… il a réussi à émouvoir sa mère pour ne pas aller à l'école. Il s'est plongé dans le livre que lui a offert son père lorsqu'il a eu dix ans. C'est un très beau livre qui explique tout avec des photos et des images; on y apprend comment fonctionnent les machines, les très petites et les énormes. Il y a aussi des expériences faciles à faire avec un peu d'astuce. Junior a vite retrouvé cette photo qu'il aime particulièrement : une envolée de bulles irisées sous un double arc-en-ciel qui illumine un ciel tout noir. Mais Junior n'a jamais lu complètement les explications qui lui paraissaient plutôt ardues. Tension superficielle, diffraction, longueurs d'onde, tous ces mots n'étaient pas très engageants. Aujourd'hui c'est différent, Jr – c'est comme ça que l'appellent ses copains – a très envie de faire l'expérience des bulles.
    Junior, bien sûr, ce n'est pas son nom; en réalité, Jr s'appelle comme son père, Théodore, que tout le monde appelle Théo; alors, lui, dans sa famille, on a pris l'habitude de l'appeler Junior. Ça lui va… Théodore, il trouve que ça fait vieux; Théo, il aime bien, mais c'est réservé à son père. Quelle drôle d'idée ils ont eu de lui donner le même nom; sa sœur Marthe, ils ne l'ont pas appelée Virginie comme sa mère.
    La semaine dernière il y avait une fête au village où habite sa tante. C'est sur la colline, il y va souvent en vélo retrouver son cousin Jean. C'est là que Jr a vu comment on pouvait faire de belles bulles; un vieux bonhomme n'arrêtait pas d'en faire pour vendre ses tubes pleins d'eau mousseuse. Il trempait dans un gobelet un anneau monté sur une baguette, puis, d'un souffle léger, il faisait s'envoler des chapelets de bulles, des petites comme des perles, des grosses comme des ballons. Jr avait été fasciné par ce jeu tout bête; pendant un long moment, il avait regardé faire le montreur de bulles et avait été très tenté de s'acheter un tube à bulles, mais il avait trop peu d'argent pour se payer un jeu qu'il serait bien capable de se fabriquer… et puis ses copains l'attendaient pour faire un tour d'autos tamponneuses. Il aurait eu l'air idiot en train de faire des bulles pendant que les autres s'éclataient dans les petites bagnoles boursouflues.
    Donc, ce matin Jr a décidé de faire ses propres bulles. Hier il a déjà repéré sur l'établi de son père du fil de fer qui devrait faire son affaire. Tout le monde a quitté la maison de bonne heure et il est tout seul pour une bonne partie de la matinée. Il s'habille en vitesse et file au garage récupérer l'attirail convoité. Il passe ensuite par la cuisine et prend sous l'évier le flacon de savon liquide et un verre pour faire son mélange. Dans une bouteille vide, il va mettre de l'eau; en ouvrant le robinet, il pense que les bulles faites avec de l'eau chaude devraient être plus légères.
    Le voilà parti avec son butin dans le jardin derrière la maison. C'est le début de l'automne, il fait beau mais pas très chaud. Il s'installe avec ses ustensiles sous le pommier. Il bricole d'abord sa tige en recourbant le fil de fer autour de son doigt pour former une boucle. De l'eau dans le verre, quelques gouttes de savon, il remue avec l'anneau, le ressort, souffle, et… rien. Il a soufflé dans un trou vide. Il doit falloir plus de savon, il en rajoute un peu. Cette fois l'anneau ressort avec un film de liquide. Il souffle doucement… et le film de liquide lui éclate au nez avant qu'une bulle ait bien voulu se gonfler. Un autre essai, même résultat. Le mélange doit encore manquer de savon; il en rajoute une bonne dose. Un souffle… et voilà une bulle qui se détache… et éclate aussitôt. Il ne pensait pas que la recette était aussi difficile à mettre au point. Alors au diable l'eau chaude, il verse une grande rasade de savon liquide… Et ça marche, les bulles se mettent à décoller de l'anneau. Pour avoir de beaux chapelets de bulles, Jr contrôle bien son souffle. Maintenant elles se forment sans ratés, voltigent un moment et éclatent. Tout cela ne dure pas très longtemps, mais c'est un vrai régal.
    Jr a replongé l'anneau dans le verre. Il se prépare à souffler de nouveau quand un éternuement incontrôlé ébranle tout son corps. Jr a fermé les yeux l'espace d'un instant, mais alors quelle surprise lorsqu'il les rouvre. Incroyable ! Devant lui se contorsionne une bulle bien plus grosse que les autres. Comme elle semble lourde cette bulle qui flotte péniblement, et, au lieu d'être bien ronde comme les précédentes, ses bords ballottent. Mais, curieusement, elle n'éclate pas et, lentement, elle prend de la hauteur.
    Jr ne la quitte plus des yeux. La voilà qui quitte l'ombre du pommier et qui arrive dans un rayon de soleil. C'est encore plus beau que dans le livre. Sur la peau lisse de la bulle irisée, les couleurs se chamaillent. Et puis elle dure cette bulle ; la chaleur doit la stimuler car elle monte et prend du volume. Oui, c'est ça, Jr comprend. Il a vu dans son livre des ballons dans lesquels on chauffe l'air pour les rendre si légers qu'ils peuvent emporter des passagers dans une nacelle. Il y avait aussi ces grands ballons argentés en forme de poire qui montent où il n'y a plus assez d'air pour respirer. Jr se rappelle avoir lu qu'on les utilise pour prévoir le temps qu'il va faire… Il faudra qu'il relise ce chapitre.
    Toutes ces pensées passent en un éclair, Jr est trop captivé par l'ascension de sa bulle.
    Oh, elle redescend. Le coeur de Jr s'est mis à battre plus vite. Pourvu qu'elle n'éclate pas. Ouf, elle venait de passer dans l'ombre d'une feuille où elle a dû se refroidir. La voilà revenue au soleil. Elle hésite un instant, le temps que la chaleur du rayon de lumière se fasse à nouveau sentir. Alors, doucement, la bulle se laisse aspirer vers le ciel. Jusqu'où va-t-elle aller ? Elle va bientôt dépasser le haut de l'arbre. Même si elle paraît petite, Jr se rend bien compte qu'elle a encore grossi.
    Le rêve envahit Jr. Sa bulle est devenue son monde, elle vit parce qu'il l'a créée… et sa bulle emporte son souffle. Cette pensée le comble d'aise, c'est un peu de lui qui s'échappe dans le ciel. Les bulles ont généralement une vie courte, mais celle-ci a déjà vécu tellement plus longtemps que les autres qu'il se met à la croire immortelle.
    Jr est complètement parti avec sa bulle. Il communique avec elle. Il est dans sa bulle et s'aperçoit en bas si petit. Dans son rêve surgit un bruit familier : le chant du rouge-gorge qui niche dans l'abri qu'il lui a construit dans le pommier. Mais le chant s'arrête et le rouge-gorge a pris son envol en quête de quelques insectes. Préoccupé de la survie de sa bulle, Jr interpelle vivement l'oiseau pour qu'il ne reste pas dans les parages. En sortant de l'arbre, il a bien failli la toucher. D'habitude Jr a plaisir à voir le rouge-gorge, aujourd'hui il lui crie de s'éloigner, mais celui-ci ne semble pas comprendre les appels de Jr, car le voilà qui se dirige à nouveau vers l'enveloppe diaphane.
    – Théodore, que fais-tu ? As-tu envie d'attraper la mort ? Veux-tu rentrer immédiatement !
    C'est la voix de sa mère. Les cris de Jr pour éloigner le rouge-gorge l'ont alertée. Elle ne devait pas rentrer si tôt. Mais Jr ne sait plus depuis combien de temps il est dehors; tout à son affaire, il en avait oublié l'heure. À cause du sursaut, un instant il a quitté des yeux la bulle couleur d'azur; aussitôt, elle s'est fondue dans l'invisible.
    En revenant de l'école, son cousin Jean est passé voir ce qu'il avait. Jr lui a raconté sa bulle. Il aurait voulu savoir si elle avait échappé au rouge-gorge. Elle doit être très haut dans le ciel maintenant. Il voudrait retourner dehors lui montrer ce qu'il sait faire, mais sa mère a rangé tout son matériel. Ce n'est pas grave, lui explique Jean, il a tout ce qu'il faut dans ses affaires. Dimanche prochain ils iront sur la colline, l'air y est plus léger, et ils pourront tranquillement faire des batailles de bulles.

*    *
*

Hors la loi

    Tous les modèles d'univers ont droit de cité. C'est à l'observation de les départager.

Hubert Reeves, Patience dans l'azur.

    Les origines de l'Univers et son devenir sont dans l'air du temps… le virus du Big Bang ne nous avait pas épargnés. Cosmos fascinant, receleur des plus beaux mythes. Évidemment ce qui nous asticotait c'étaient les questions sans réponse, celles qui n'ont pas de sens, parce qu'on ne sait pas par quel bout les prendre faute de leur avoir trouvé le moindre bout. Des questions du genre : « Qu'y avait-il avant ? », « La matière est-elle une transformation, une transmutation de l'esprit ? », « Le temps existait-il avant le début de l'Univers ? », « À quoi est due la pérennité des forces qui assurent la cohésion de la matière ? »
    Et puis est apparue « la singularité ». Un terme élégant pour masquer l'impossibilité de donner une réalité physique au point de départ de l'Univers. Moment zéro de la création que la physique est impuissante à décrire, les lois actuelles de la mécanique quantique n'autorisant pas en vertu du « principe d'incertitude » de se positionner sur cette origine. Aussi la physique prend-elle l'histoire de l'Univers en route, un petit instant après sa création, alors qu'il est déjà en expansion et a commencé à se refroidir. Une seconde après le Big Bang, l'Univers est déjà très dilaté et sa température est tombée autour du milliard de degrés. Suivant les normes du modèle Big Bang, chercher à remonter jusqu'au temps zéro conduit à un point de dimension nulle, d'une densité infinie et d'une température inexprimable. Bref, à une singularité. À l'approche de ce point, les lois aujourd'hui définies perdent pied, « … on ne peut pas prédire comment l'Univers aurait commencé parce que toutes les lois de la physique connues se détruisent à la singularité du type Big Bang [2] ».
    Dommage !… Cela a dû être un moment palpitant… Il l'a été assurément… nous y avons été voir.
    Forts de notre propre principe d'incertitude et de l'inadéquation des lois connues pour décrire la singularité, nous ne nous sentions liés par aucune obligation de réserve. Aussi, mutatis mutandis, sans vergogne, nous n'avons conservé de la théorie en vogue que les morceaux qui faisaient notre affaire… ceux qui allaient trouver un écho dans notre histoire.
    Si vous êtes « droitier », vous ne serez peut-être pas intéressé à connaître les fondements de l'histoire de Théo Junior et vous aurez su l'interpréter sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter plus de justificatifs. Dans ce cas, vous considérerez les éléments de Morphologies qui suivent comme une option.

Morphologies

    Puzzle d'initiation. Les éléments à mettre en place ne sont pas trop nombreux…
    – La singularité. Elle aurait pu être une difficulté de taille. Sa résolution s'est faite en la divisant en deux, deux singularités successives, chacune singulièrement « simple ».
    – Une bulle… un volume creux. Une évidence qui, semble-t-il, ne ferait pas l'unanimité ! Lorsque l'Univers est pris en considération par les astrophysiciens, il a déjà commencé son expansion, il a donc un volume… le volume d'une bulle, car, lors d'une déflagration, le souffle qui bouscule forme une onde de choc qui laisse derrière elle du « vide ». Une explosion, « big » ou pas, engendre une sphère creuse, pas une sphère pleine ! Mais comme on s'accordera assez facilement pour dire que l'Univers est plus constitué de vides que de pleins, la discussion sur ce point et son volume n'aura pas le loisir de trop enfler la controverse.
    – « L'Univers devrait avoir commencé son expansion dans un état lisse et ordonné. Il n'aurait pas pu être complètement uniforme parce que cela aurait violé le principe d'incertitude de la théorie quantique. [2] » Soit ! Lisse et ordonné, sans être uniforme. Voilà un état qui nous convient.
    – « Il a dû y avoir de petites fluctuations dans la densité et les vitesses des particules. [2] » Qu'à cela ne tienne. Nous nous sommes accommodés de ce point de détail.
    – L'Univers, nous apprend-on, présente une grande uniformité dans toutes les directions. Cela aussi nous convient parfaitement.
    – Le temps a pris naissance avec l'Univers. Nous avons posé cette donnée comme un postulat (formule commode qui permet en l'occurrence de s'affranchir d'une démonstration oiseuse), et on va en découvrir tout le bon sens.

    Dans le flacon, le savon liquide (du savon et de l'eau) se trouve dans un état lisse, non grumeleux, sans relief, un état indifférencié. Aucune évolution n'est à attendre, il peut rester comme ça une « éternité », il n'a que faire du temps. Un chronomètre en marche ou arrêté à côté du flacon ne changera rien à l'affaire. C'est l'état indifférent.
    Qu'un anneau vienne à être plongé dans le savon liquide, il en ressortira chargé du fruit d'une singularité – la première singularité –, un film liquide bien arrimé au bord du cercle. Un peu de la solution, juste ce qu'il faut pour former le film, vient de « saisir sa chance » de sortir de son état indifférent pour passer dans un état lisse et d'une relative stabilité, un état qui n'est plus insensible au temps. La surface à deux faces ainsi créée est exposée à un milieu « vide » qui lui dévore une partie de sa substance (de l'eau s'évapore). Si rien ne doit être entrepris sur ce film, déclencher le chronomètre ne serait pas très utile, si ce n'est pour connaître sa durée de « vie » avant qu'il ne disparaisse dans l'éclatement de la membrane appauvrie de sa substance.
    Mais ce film n'a pas longtemps à attendre.
    Un souffle – éventuellement le souffle désordonné d'un éternuement – vient perturber l'état lisse du film liquide, le déformer, le gonfler et, dans le cas de l'éventualité pneumatique et bruyante, entraîner des fluctuations de densité et de vitesse des molécules. Une bulle encore rattachée à l'anneau prend forme… et survient la seconde singularité, d'une fugacité extrême, fragment de temps insaisissable où la bulle se détache pour devenir « instantanément » autonome. Transformée en un espace clos, la bulle est « homogène » dans toutes les directions. À sa surface, aucune cicatrice ne vient révéler la trace de la déchirure originelle, comme si la rupture n'avait jamais eu lieu.

entropie

    Tout cela a été très vite et, surpris, nous n'avons pas déclenché le chronomètre au moment où la bulle se fermait. Le chronomètre est parti une seconde trop tard, une seconde qui va manquer à notre décompte de l'évolution de la bulle, mais au moins nous aurons saisi le caractère insaisissable de la réalité de cet instant… une réalité fulgurante, certes, mais non explosive. Si nous avons manqué le temps « zéro », ce manque n'aura pas de quoi créer une frustration, car il devient clair que « les lois » qui régissent maintenant la physique et le physique de la bulle se sont appliquées dans l'instant où, ses amarres rompues, elle s'octroyait les vertiges d'une troisième dimension… Pas avant ! Pour un observateur qui n'a pas eu le loisir de suivre toute la scène, il va maintenant devenir difficile d'établir un lien de parenté quelconque entre cette bulle d'azur qui évolue dans un espace libre et un flacon de liquide à vaisselle qui traîne sous un évier… Les lois qui président au destin aérien d'une bulle n'ont, en première analyse, que peu de points communs avec celles qui prévalent au sein d'un liquide amorphe.
    Réflexe de « gaucher ». Comme il est tentant de traduire ces trois états – l'indifférent dans le flacon, le film dans son anneau et la bulle autonome – en termes d'états d'énergie. Trois états constitués des mêmes éléments (des molécules de savon (2); combinées à des molécules d'eau) qui présentent des niveaux d'organisation (3); et de stabilité très différents. Gagner en organisation peut présenter des risques, mais c'est le prix à payer pour prendre de la hauteur.
    Images d'un « univers » en ballottement. Une bulle peut se dilater ou se contracter sous l'influence de facteurs extérieurs – chaleur d'un rayon de soleil, caprice barométrique, etc. – dont la bulle perçoit les effets mais non les causes, causes qui sont en dehors de son champ de connaissance (aussi ces effets peuvent-ils être qualifiés de transcendants). Pellucide, elle évolue sans se soucier de savoir si dans son ombre diaphane se cache une spécieuse fonction de temps… un temps que Jr avait lui-même oublié. Quant à cette bulle particulière, née dans le chaos d'un spasme phrénique, elle n'est pas « stérile », elle emporte quelques virus – des molécules si pleines d'organisation qu'elles sont déjà presque vivantes. Mais cet « ensemencement » n'est que le fruit d'un événement fortuit venu perturber la routine d'un jeu; il ne saurait avoir valeur de règle quant à la fécondité des bulles en général.
    Laissons cette bulle à son évolution, période de transition entre un début et une fin, pour précisément jeter un coup d'œil à cette fin, car le scénario, malgré les souhaits de Jr, ne prévoit pas l'immortalité.
    Le terme de la vie d'une bulle est une autre singularité, un Petit Puitch, résultat d'un aléa de parcours qui peut être transcendant, comme la rencontre avec un rouge-gorge trop curieux, ou immanent, comme une dilatation extrême que les forces de cohésion du réseau eau-savon – la membrane de la bulle – ne peuvent plus contenir. En fait, cette dualité est loin d'être propre aux histoires de bulles fantasques, immanence et transcendance participent de concert au bal des dépendances; ici elles s'emboîtent, là elles s'articulent. Ainsi, les forces de cohésion qui dérivent de la nature même des structures constitutives de la bulle – forces qualifiées d'immanentes – se trouvent à être soumises aux effets d'influences transcendantes, comme l'influence d'une ascension trop poussée qui conduit à un gonflement, à une expansion de la bulle.
    La formation d'une bulle prend un peu de temps… le temps de souffler. Ce temps a été bref dans le cas de la dernière bulle de Jr, mais on peut l'imaginer plus long (j'ai essayé, cela peut durer plusieurs secondes, ce qui est assez long en regard de la durée de vie habituelle d'une bulle). En revanche, la singularité ultime – le puitch – est toujours abrupte, dépourvue de transition. Voilà de nouveau l'indétermination, mais ici elle n'est ni physique ni mathématique, elle serait plutôt linguistique ! Quel qualificatif peut rendre compte de la rapidité, de la fulgurance de l'éclatement d'une bulle ?
    Mieux qu'un qualificatif, une image sans gravité, l'image d'une construction qui verrait disparaître l'un de ses piliers constitutifs.
    La cohésion des structures de notre Univers est assurée par plusieurs types de forces (le répertoire non exhaustif actuellement en vigueur en compte quatre : les forces gravitationnelle et électromagnétique, les interactions nucléaires, la faible et la forte (ou liaison quarkienne) – de ces forces, Newton ne « disposait » que de la première). Que l'une de ces forces (avec la gravitationnelle, l'image vient plus facilement) cesse, pour un motif que nous dirons simplement non déterminé, de remplir son office ne serait-ce que l'ombre d'un embryon d'une microseconde… et c'est « puitch… Univers a pu ! », un Petit Puitch qui ne laissera même pas de trace et que personne n'aura la jubilation de découvrir.

Beaucoup de bruit pour du vide

    Observance des principes de la publicité comparative oblige, je ne peux manquer l'occasion de mettre en avant quelques incongruités du modèle concurrent (rien ne me forçant à démasquer celles du modèle dont je fais la promotion).
    Parlons donc du Big Bang.
    Galéjade que ce nom forgé pour frapper les imaginations, faire vivre un mythe. « Big », peut-être… tout est relatif. « Bang », difficile à croire. Certains diraient, non sans quelque raison, qu'il n'y a pas eu de bruit parce qu'il n'y avait personne pour l'entendre, que le bruit n'est qu'une transcription cérébrale de vibrations criblées – via cochlée, enclume et marteau –, et que l'onde, pour « big » qu'elle ait pu être, était, comme toute onde qui se respecte, parfaitement silencieuse, nonobstant que de surcroît, à la pointe du temps, crevant un espace encore vide, marquant la frontière dynamique de l'Univers, ce front d'onde ne rencontrait qu'une froide indifférence. Ce sur quoi, d'autres viendraient polémiquer en jouant du vieux dicton : « Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. » Et, venant aviver plutôt qu'arbitrer l'ergoterie de ces érudits de basse-cour, la voix du rationalisme scientifique, se prévalant de la péroraison, lâcherait une formule aussi simple que péremptoire, bien connue de tous les maîtres ès big bang : « le “bruit” ne se propage pas dans le vide… »
    … Aussi le charivari primitif de l'Univers n'aura-t-il pu se manifester qu'à l'intérieur de lui-même – conflit interne qui ne regarde pas l'extérieur – et uniquement dans sa prime jeunesse, alors qu'il était encore suffisamment « concentré » pour ne pas être quasiment vide – ce que, par son expansion, il est devenu. (Notre planète – si peu pleine, que vidée du vide qui occupe l'essentiel du volume de ses atomes, elle emplirait à peine une chope de bière – n'est qu'un insignifiant trou dans le vide. Correction (ou sursaut anthropien) : … est un signifiant trou dans le vide.)
    Je crois me souvenir que, plus tard, quelqu'une m'a fait remarquer que ce genre de discussion, autour de la propagation du son dans un univers plutôt vide, n'était que « faire l'âne pour avoir du “bruit” ».

Avec gains et fracas

    Les systèmes d'interprétation élaborés par les physiciens pour retracer le déroulement, « l'histoire » d'un phénomène – comme celui de l'origine de l'Univers au travers d'un modèle comme celui du Big Bang –, doivent disposer dans leurs équations d'un certain nombre de données. Ces équations (le sujet a déjà été évoqué dans Un vol de goélands) ne font que traduire des lois tirées de l'observation et de l'expérimentation.
    Dans les valeurs prises en compte pour expliquer le modèle en question, on va trouver des éléments qui traduisent l'état des forces en présence (gravitationnelle et autres) et des interactions entre des structures de toutes sortes. La loi des grands nombres trouvant là matière à s'appliquer – c'est bien le moins pour un modèle qui concerne l'Univers –, un certain nombre de paramètres statistiques viendront justifier un modèle bâti sur tout un lot de combinaisons aléatoires entre particules aux charmes énigmatiques. La procédure est classique, mais ce que l'on ne trouve pas dans le bruyant modèle du Big Bang, c'est, disons-le, l'essentiel, les données dont aucun physicien ne saurait se passer pour décrire un phénomène : l'état des conditions initiales du système. Et pour cause ! Le scénario décrit par les équations ne peut remonter jusqu'au point zéro, moment privilégié du Big Bang, moment secret dénommé « singularité ». Les conditions initiales manquant, le modèle connaît donc une certaine imprécision.
    Pour un modèle qui se veut « rationnel », aboutir à un mode de création de l'Univers ex nihilo, voilà qui fait désordre. Entre crédibilité et croyance, la marge se trouve tout d'un coup bien ténue.
    En revanche, le scénario qui met en scène la formation d'une bulle est d'un autre acabit quant aux conditions initiales. Celles qui président à la formation d'une bulle sont autant dans la forme de l'anneau, dans la composition du liquide moussant que dans l'intensité du souffle… Un cocktail de facteurs indéterminables mélangés à des éléments très précis et à l'étonnante faculté de s'autodéterminer (lorsque l'anneau est plongé dans le mélange eau-savon, c'est exactement, à l'atome près, ce qui est nécessaire qui prend place dans le périmètre pour former le film). Un cocktail qui ne souffre pas d'être gâté par deux ingrédients peu raffinés : le hasard et… le bruit… De plus, une bulle a bien – j'en ai été témoin – un début et… une fin. La création d'une bulle, même au prix de l'enchaînement de deux singularités, ne sort pas du néant.
    Le modèle du Big Bang est présenté comme physiquement bien ficelé, mais aux yeux du béotien, avec cette « singularité » qui ne trouve pas sa place, il apparaît « inconvenant ». À moins que… flash…
    … À moins que ce soit par cette voie détournée – qu'ils soupçonnent bien de n'être qu'un cul-de-sac – que, se découvrant un manque, les adeptes de la rationalité scientifique ont choisi de renouer avec la « déraison ». Chercher le secret des Origines, pièce maîtresse de l'occulte s'il en est, et produire cette histoire fabuleuse de Big Bang… Retrouver le chemin de l'irrationnel avec un tel fracas, il fallait oser. Ils ont osé. Chapeau et bienvenue !
    … Aussi l'histoire de cette quête – quête, à n'en pas douter, instinctive – n'en est-elle encore qu'à son début. Ce super cerveau, cerveau associatif, cerveau-réseau, dans lequel intercogitent un nombre de plus en plus grand de questionneurs, est loin d'avoir dit son dernier mot… mot que, du reste, il ne dira jamais, se réservant toujours l'option d'aller un mot plus loin. C'est bien le propre d'une quête que d'être sans fin.
    Bulle ou Big Bang… Joute de bouffons dans des assauts iréniques. La quête du Graal a dispersé les chevaliers d'Arthur par monts et par vaux, la quête des Origines, parce qu'elles fascinent, rassemble et propulse tous azimuts, au fin fond du Cosmos et au tréfonds des océans, à la recherche des vestiges des premières vibrations de l'Univers ou des premières civilisations… Mnémosyne veille. L'Atlantide, d'hier ou de demain, sommeille dans nos zones rêvogènes.

    Alors à défaut de pouvoir syntoniser la symphonie originelle d'un Big Bang aphone, vous pouvez, le temps d'une bulle, vous laisser enlever dans la féerie de ces univers éphémères.
    Je ne connais pas son nom, mais je ne peux résister au plaisir d'évoquer cet artiste qui présente un numéro fascinant. Des bulles, il ne fait que des bulles, les associant dans des compositions éblouissantes d'originalité. Et, ce n'est pas une boutade, il façonne des bulles cubiques. Un enchantement divin !

Innominée génitrice

    Plus tard, inévitablement, le sujet est revenu sur le tapis, et, dans un retournement singulier, pour un fétu ridicule, une paille dérisoire, c'est le cabot baptisé d'une onomatopée pétaradante qui a repris l'avantage. Le Big Bang venait de se dépouiller de cette bigoterie chargée de scientificité qui a déjà transformé plus d'un observatoire en sacristie. Lorsqu'il se montre pour ce qu'il est – une déflagration –, on peut faire avec sans avoir à se gaver de tartuffades eschatologiques toutes suantes de croyances si peu laïques. Le souffle d'une déflagration habille une œuvre de destruction, il éparpille ce qui était entrelacé, disloque ce qui était assemblé, pulvérise ce qui était fusionné. Pour triviales qu'elles aient pu paraître, ces lapalissades dissolvaient d'un coup sans un quelconque adjuvant mystique l'aporie de l'Origine : la naissance fulgurante de l'Univers ne pouvait être que l'œuvre de la Mort.


(1) Libre adaptation.

(2) Que les chimistes « gauchers » pardonnent l'absence de précisions que j'entretiens quant à la nature d'une molécule de savon et à ses aptitudes particulières à constituer, en association avec des molécules d'eau, des réseaux – propriétés, on s'en apercevra plus tard, qui, compte tenu de la métaphore, sont tout à fait remarquables et fondamentales –, mais l'important, ici, était plus de disposer d'un matériau approprié pour faire des bulles que de déraper sur les mérites moléculaires du savon.

(3) Je ne voulais pas le dire, mais il s'agit bien de l'entropie, qui est la traduction, en termes d'énergie, des niveaux de désordre, ou, dans l'autre sens, des niveaux d'organisation.


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