Encore une affaire avec un milliard de milliards (1018). On aura tout de suite repéré la similitude des deux formules qui viennent d'être évoquées : pour chacune, le rapport tombe dans un ordre de grandeur voisin de un pour un milliard de milliards. De cette coïncidence, tirons profit
car, si la proportion relative au décompte des atomes d'hydrogène est plutôt absconse, celle qui a trait au prélèvement d'une seconde dans l'existence de l'Univers semble, a priori, plus intelligible. Aussi, compte tenu de la « facilité » d'appréhension de la seconde expression (une seconde vs l'âge de l'Univers), en rapportant cette impression de perspicacité dans l'évaluation d'un petit-pas-grand-chose d'espace de temps à la première formulation, celle relative au dénombrement des atomes de tritium, on pourrait vite conclure que de ces fameux atomes explosifs, il n'y en a pas bézef, et qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter outre mesure des effets radiatifs de quelques fifrelinos à la stabilité occasionnellement chatouilleuse. Maintenant - flash-back -, s'il vous revient en mémoire que dix fois par seconde l'un de ces « rarissimes » atomes de tritium se désintègre dans votre propre corps, le nonchalant 1018 se trouve soudainement prendre des dimensions insoupçonnées
l'infinitésimal epsilon devenir bigrement signifiant devant l'outrageusement démesuré oméga.
Des gouttes plein les poches
Il pleuvait à verse sur Harlem en ce matin de printemps. Les gamins du jardin d'enfants faisaient cercle autour du visiteur que la maîtresse avait présenté comme un professeur qui enseignait les mathématiques dans une célèbre université de la Caroline du Sud. On avait cherché sur la grande carte où cela se trouvait
mais il en fallait plus que ça pour impressionner cette ribambelle de mioches qui ne connaissaient encore des mathématiques que le nombre de billes qu'ils avaient dans leurs poches. Qu'avait bien pu dire Edward Kasner pour que dès ses premiers mots chaque regard se soit accroché sur le « savant »? On a d'abord compté combien on était dans la classe, puis le nombre de rues du quartier et le nombre d'intersections que cela faisait. Petit à petit, le jeu s'est corsé. Une petite voix a alors demandé : « Tu crois qu'on peut vraiment tout compter ? Les gouttes de pluie, il y en a vraiment trop, et puis elles disparaissent dès qu'elles ne tombent plus. » Alors, on a commencé à compter les gouttes de pluie qui tombaient sur New York. Lorsque le soleil est revenu, Ed a expliqué comment il avait trouvé le total écrit au tableau. Cela faisait peut-être beaucoup, mais c'était un chiffre que l'on pouvait « dire », et on a vu que l'on pouvait l'écrire avec pas beaucoup de chiffres. New York ce matin-là est devenu un peu plus petit.
L'illusion des puissances ou des zéros à tirelarigot
La petite histoire raconte que Kasner a poursuivi ce jeu de dénombrement de tout ce qui ne pouvait pas être compté avec son neveu alors âgé de neuf ans. Quand ils eurent mis la main sur un nombre très très grand, le petit a trouvé que c'était un nombre « googol ». Kasner a pérennisé l'expression en lui attribuant un contenu mathématique : un un suivi de cent zéros. En notation scientifique, un tel nombre s'écrit 10100 et s'énonce « dix puissance cent » (5).
Un googol représente sûrement un très grand nombre, un nombre qui, en dépit de son écriture à l'apparence débonnaire, 10100, dépasse, on va le voir, l'entendement.
Premier point de repère « élémentaire » pour atteindre le googol : le nombre d'atomes qui composent l'Univers. Un nombre assurément exorbitant, « incommensurable »
et pourtant il en existe une estimation. Le nombre en question s'écrit aussi benoîtement que 1080.
N'est-il pas surprenant de pouvoir écrire le nombre d'atomes d'un Univers qui est supposé contenir plusieurs milliards de galaxies, qui chacune contient quelques centaines de milliards d'étoiles, avec quelques chiffres qui tiennent sur un coin de timbre poste ? Ce nombre, on peut aussi l'écrire au long : un un suivi de quatre-vingts zéros
Même pas deux lignes de chiffres ! Mais là, l'illusion a déjà commencé à faire son effet. Présenter un tel alignement de zéros - notez que je ne l'ai pas fait - est une illusion d'optique, de la poudre aux yeux, car que le nombre ait un ou deux zéros de plus ou de moins, cela procurerait exactement la même impression. Effet hypnotique de ces enfilades de ronds à la chaîne qui cause une anesthésie du sens des réalités. Alors, pour se prémunir autant que faire se peut, il va convenir d'exercer sa vigilance et de suivre de près les manipulations. 1080. Derrière cette écriture bonhomme, il ne faut pas perdre de vue ce que cache l'agencement des chiffres. 1079, c'est dix fois moins que 1080, et 1081, c'est dix fois plus. Une variation d'une unité de l'exposant traduit un changement par un facteur dix, c'est-à-dire un changement d'ordre de grandeur. Aussi ce nombre, 1080, est-il considérablement plus petit que le googol (10100). Les deux sont séparés par vingt ordres de grandeur, et pour parcourir vingt ordres de grandeur - attention à la magie du verbe cardinal - en montant, il faut multiplier par cent-milliards-de-milliards (1020) (diviser, en descendant).
Perception des contributions
Les nombres et les méthodes de dénombrement ont très tôt fait partie de la panoplie des instruments conditionnés pour faciliter la compréhension, la communication, l'échange
pour autant qu'ils demeuraient dans des ordres de grandeur compatibles avec l'entendement. L'inflation dans ce domaine a bien souvent conduit à oublier cette condition élémentaire. Placarder des chiffres sur des tableaux dépourvus d'échelles de repères est de la plus belle inanité. La situation est alors comparable à la présentation de photographies sans élément de référence. Une forme plus ou moins sphérique, irisée et de quelques centimètres de diamètre sur un cliché, peut aussi bien être un astre lointain capté au travers d'un télescope, une goutte d'eau fixée dans sa chute ou un microscopique radiolaire. Sans légende, seul le spécialiste, familier du sujet, sera en mesure de donner une interprétation. Par temps d'éclipse, Lune et Soleil viennent à se confondre
illusion d'optique qui a confondu plus d'un observateur du ciel dans l'appréciation des mensurations de ces deux luminaires. L'usage montre que la manipulation des nombres à l'intérieur de trois ordres de grandeur autorise généralement une compréhension rapide. Au-delà, elle varie en fonction de l'habitude
car il existe une accoutumance aux grands nombres. Le banquier, qui a développé un toucher à l'argent dans des ordres de grandeur supérieurs à ceux de l'épargnant, dispose d'une sensibilité pécuniaire affinée qui lui permet de calibrer instantanément l'ordre de grandeur de son sourire argentivore. Deux nombres simples : un million (106) et un milliard (109). On les entend tous les jours sur les ondes
en réalité sans toujours bien réaliser ce qu'ils représentent. Vérifions. Voici un petit test rapide avec une question sur des nombres qui « tournent » dans ces ordres de grandeur. Le budget du Canada (arrondi à la centaine de milliards inférieure) est-il de cent-mille-millions, cent-milliards ou mille-milliards de dollars ? Avez-vous la réponse ? Vous avez déjà droit à un bon point si vous avez relevé le piège grossier de l'énoncé de la question. Elle ne comporte pas trois, mais deux propositions, car cent-mille-millions ou cent-milliards, c'est du pareil au même. La réponse « approchée » est cent-milliards (130 milliards pour le budget 1995/96). La même question posée en regard du budget de la France présenterait une difficulté supplémentaire, car beaucoup se demanderaient encore si la question est libellée en nouveaux ou anciens francs ! (Le nouveau franc date de 1960.) Bref, la réponse serait celle qui figure dans l'ordre de grandeur douze : mille-milliards (1012) de francs actuels, « lourds », comme certains aiment encore à l'asséner (6). Millions, milliards, la multiplicité des zéros a vite fait de créer l'illusion. Les « grands argentiers » connaissent bien cette particularité du particulier à ne plus distinguer les nuances dès que les chiffres dépassent de plus d'un zéro celui de son compte en banque. La manipulation rapide des zéros permet bien des entourloupes. Millions ou milliards ? La confusion des magots est devenue la norme dans les salles de rédaction
comme dans la bouche des ministres. Une gabegie d'état se chiffrant en centaines de millions ne fera pas plus sourciller le quidam-auditeur qu'une escroquerie portant sur quelques centaines de milliers de dollars. L'attention étourdie par l'artifice, il aura tout juste eu le temps de capter que cela devait être « beaucoup ». Au-delà de l'anecdote, force est de constater que tant et aussi longtemps que ce hiatus de perception demeurera, tant que l'ampleur qui sépare millions et milliards ne pourra être intégrée de façon aussi tangible que la différence qui distingue plutôt facilement un mois d'un siècle - le rapport est du même ordre dans les deux cas -, tant que le montant de la dette ne pourra être perçu à la mesure du quotidien, tous les discours ampoulés et milliardesques auront peu de chances de trouver auprès du public composé d'unités un écho mobilisateur. Que cette illusion monétaire disparaisse, que l'outrance du désordre financier soit montrée pour ce qu'elle est, une béance qui gruge les sources mêmes du bien-être et de la prospérité, que, aussi et surtout, les stratèges à courte vue se fassent corriger leur vision énarchique qui confond trop facilement foultitude et association coopérative d'individualités, alors, peut-être que
Échelle de lumière
Changement de sujet, changement d'échelle, retournons jongler avec des nombres qui, derrière leur masque affecté d'exposants tout en rondeur, sont à proprement parler astronomiques.
Dans l'évaluation des distances interplanétaires, le classique kilomètre, unité de mesure décimale très terre-à-terre, obligeait les astronomes à manipuler des ordres de grandeur très élevés, et, partant, des valeurs malaisées à interpréter spontanément, incompatibles avec le coup d'œil du professionnel. L'unité de substitution a pris pour référence le temps mis par la lumière émise ou réfléchie par un astre pour parvenir jusqu'à la Terre. La vitesse de la lumière étant voisine de 300000 kilomètres par seconde, des astres proches comme la Lune ou le Soleil se sont ainsi retrouvés respectivement à une seconde-lumière et huit minutes-lumière de la Terre. La nouvelle unité permettait donc de travailler avec des nombres dans un ordre de grandeur redevenu familier. Le Soleil à huit minutes-lumière, cela parle mieux et plus vite que cent-cinquante-millions de kilomètres.
Oui, mais voilà, les astronomes, avec leur soif de grands espaces, pour sortir du cercle restreint des planètes et aller voir les étoiles de plus près, ont eu vite fait d'épuiser les minutes-lumière. Tout aussi vite, ils ont dû retailler l'échelle des distances, car l'étoile la plus proche dans notre galaxie, Rigil Kentarus (Alpha Centauri), se trouvait déjà à plus de deux-millions de minutes-lumière. Aussi, pour l'appréhension des mensurations galactiques, l'année-lumière s'est imposée, et Rigil Kentarus, cette voisine étoile, s'est rapprochée aux alentours de quatre années-lumière, dans un ordre de grandeur plus acceptable pour la compréhension de l'« idée » de distance que véhicule cette unité. Mais, à l'instar de la précédente, cette coudée lumineuse n'a pas tardé à trouver aussi ses limites. En quittant la Voie lactée, en plongeant dans le milieu intergalactique, c'est en millions, voire en milliards d'années-lumière qu'il a fallu estimer les distances. Les mêmes causes engendrant parfois les mêmes effets, une nouvelle unité a été concoctée pour coller au plus près du contexte cosmique : le parsec (7). C'est une unité pour très initiés à la visée astrale ; le profane pourra en rester à la presque devenue commune année-lumière, sans autre dommage que de se projeter dans les étoiles avec une unité qui fait encore rêver.
Weight Watchers
Le terme de la vie de certaines étoiles est marqué par une violente explosion. Cette apothéose, véritable métamorphose qui marque un renouveau plutôt qu'une fin, fait de la trépassante une supernova. Voilà une dynamique astrale qui, photo à l'appui, suffit à mon entendement, et savoir que cette dispersion libère une énergie de 1051 ergs n'est pas vraiment susceptible d'engendrer chez moi beaucoup d'émoi, car un tel nombre est bien incapable de m'interpeller, de s'insérer dans mon champ de discernement. Tout au plus, en apprenant que cette énergie libérée en quelques instants serait équivalente à toute l'énergie rayonnée par le Soleil pendant neuf-milliards d'années, je pourrais percevoir qu'il doit s'agir d'une énergie titanesque. Cette dernière comparaison me rappelle une réflexion d'un homme plutôt jeune et un peu replet, encore paré des restes d'un récent bronzage. Le commentateur de l'émission venait d'expliquer que le Soleil perd - je préfère dire « donne » - en énergie de rayonnement environ quatre-millions de tonnes par seconde. Plus goguenard que vraiment inquiet, l'homme laissa entendre à la cantonade : « J'ai bien fait de prendre des vacances cette année, car à ce rythme-là, il n'en restera bientôt plus assez pour aller se faire dorer. » Plus tard, j'ai voulu vérifier, « chiffres en main », ce que recouvrait cette boutade sur le Soleil maigrissant. Les chiffres bruts paraissaient impressionnants. Quatre-millions de tonnes dissipées par seconde, cela fait, bon an mal an, cent-vingt-six-mille-milliards de tonnes (1,26 . 1014). Est-ce aussi considérable que les chiffres semblent le laisser croire ? Le Soleil que contemplait Hipparque était-il plus gros que celui qui brille aujourd'hui ? Pour en avoir le cœur net - et l'esprit tranquille -, je me suis livré à une relativisation pondérale très anthropomorphique. Le Soleil a une masse totale voisine de deux-milliards-de-milliards-de-milliards de tonnes (2 . 1027 tonnes), et il « fond » de 1,26 . 1014 tonnes par an. En terme de régime amaigrissant, que représenterait cette perte ramenée aux proportions d'un individu de cent kilos ? Règle de trois effectuée, la surprise est de taille
Enfin, tout est relatif, car s'il fallait la mesurer, en l'occurrence la peser, on serait bien en mal pour trouver une balance, même électronique, assez sensible pour apprécier la diminution. Le calcul livre une différence de moins d'un centième de microgramme. La belle affaire ! Voilà qui n'est pas fait pour clarifier l'embrouillamini. D'un côté des paquets de milliards qui, trop enveloppés, n'expriment rien de bien commensurable, de l'autre un fétu de poids bien incapable de tomber sous le sens commun (8). Aussi oublions cette dernière valeur pour simplement conserver l'idée qu'après un an, le régime auquel se serait soumis notre cobaye n'aurait même pas entamé son quintal du poids d'un cil (cil, lui, que l'on pourrait facilement peser). Ainsi relativisée, la perte de masse du Soleil, pour réelle qu'elle soit, n'est pas près d'affecter sa chaude rondeur irradiante. Phœbus n'a encore rien perdu de sa superbe chantée dans l'Antiquité.
Au temps du bungee
Référence de base dans l'organisation des activités qui rythment notre quotidien, le temps est mesuré avec une grande précision. La précision des horloges astronomiques avoisine le millionième de seconde par jour. À l'échelle du googol, une telle précision n'a rien d'extrême. Mais à quoi pourrait bien servir une précision supérieure alors que celle-ci dépasse déjà l'ordre de grandeur des fluctuations inhérentes aux « irrégularités » de la planète, dans sa rotation comme dans sa révolution circumsolaire ? En matière de temps, sur une planète rotative assignée à orbite autour d'une étoile, la seule référence qui vaille est celle du gnomon - l'horloge à ombre -, cadran solaire primitif, fait d'un pieu vertical qui projette son ombre sur une base semi-circulaire et qui intègre, sans aucun besoin de correction, toutes les variations du « mécanisme » planétaro-solaire. Certes, à l'ère du quartz, on pourra chicaner sur la précision d'une telle horloge, précision qui est en rapport avec la longueur de l'ombre, donc de la tige
et du beau temps ! Le rythme circadien trouve aisément sa mesure dans un décompte d'heures, l'année, bon an mal an, dans celui des mois (quoique celui des saisons serait plus seyant). Mais, chacun a pu un jour ou l'autre en être témoin, toute cette belle apparence de précision du temps « domestiqué » s'étiole rapidement
avec le temps. De quelques minutes de variation sur l'heure d'un rendez-vous, l'imprécision grandit vite dès qu'il s'agit de conserver la mémoire du temps passé. Déformation du temps, pour toucher du doigt la réalité de la mémoire oublieuse, j'ai eu recours à un sondage ! Réalisé auprès d'une seule dizaine de personnes ayant de seize à cinquante-trois ans, il n'a donc aucune valeur pour les statisticiens, mais dans les conditions où je l'ai effectué, je lui attribue la validité du bon sens. Comme il n'était destiné à rien de plus que la recherche d'une information, à ce titre, il a pleinement rempli son office. Il ne comportait que deux questions ; la première portait sur un événement assez récent, la seconde sur un autre plus lointain. La première question était relative à la date de l'explosion de la première bombe atomique, événement majeur de cette fin d'ère Poissons dont l'humanité perpétuera la trace dans ses gènes. Pour un événement qui s'est passé il y a une cinquantaine d'années, la fourchette des réponses obtenues couvrait moins de cinq ans, et les moins jeunes connaissaient la réponse à un mois près, faisant référence au mois d'août 1945 et à Hiroshima. Mais compte tenu des réponses à la seconde question (paragraphe suivant), j'imagine assez facilement qu'à cette même question posée dans les années 2200, beaucoup hésiteront entre les XIXe, XXe ou XXIe siècles. Il est vrai que cette « technologie de collisions » sera alors passée de mode et qu'elle ne figurera plus que dans des archives sur des circuits-mémoires d'histoire ancienne. « Connaissez-vous la date des invasions menées par Attila ? » C'était la seconde question, pour laquelle j'avais pris soin au préalable de vérifier la réponse. Si d'entrée j'avais précisé qu'Attila était le chef des Huns, peut-être l'éventail des réponses se serait-il un peu resserré, au lieu de s'étendre sur près de dix siècles dans le lit d'un temps à la texture élastique. - Attila ? - C'était en l'an 450. - De quelle ère ? - De celle-ci, l'ère chrétienne si vous préférez, car c'est ce Hun-là qui eut maille à partir avec la résistance organisée par Geneviève à Paris, vierge honorée, depuis, comme sainte patronne de la ville. - La première bombe atomique ? - La toute première fut celle de l'essai préliminaire effectué dans le désert du Nouveau-Mexique près de Los Alamos, le 16 juillet 1945. - Non, je ne sais pas à quelle heure et n'ai pas vraiment le goût de le savoir.
Les dieux du stade
Le temps vécu peut aussi être fragmenté en petites unités. Sur les stades, le centième de seconde, technologie aidant, est devenu l'ordre de grandeur qui sert à départager
de quasi égales performances. Pour continuer à alimenter les tablettes des records et ne pas buter sur une limite de temps, faudra-t-il se référer à un ordre de grandeur plus « sélectif »? Passé le centième de seconde, les écarts pourront-ils se mesurer à l'aune d'un raffinement technologique qui dépasserait la mesure ? Les nouveaux records, le déplacement des limites, ne pourront être que le fait des athlètes et de leur volonté, le découpage infinitésimal du temps n'y fera rien. La mesure du temps n'est là qu'un accessoire ; la valeur de l'exploit tient moins à la valeur absolue de la mesure qu'au dépassement qu'il a suscité. Ce ne sont pas les chiffres affichés qui déclenchaient l'enthousiasme de la foule lorsque, dans le stade olympique de Berlin en 1936, Jesse Owen remportait ses quatre médailles d'or. L'engouement devait obéir à un autre alibi, car les temps d'Owen ne permettent plus aujourd'hui à un athlète de monter sur le podium. La petite histoire raconte que l'institution de ces confrontations sportives près du grand sanctuaire d'Olympie aurait été soufflée par l'oracle de Delphes à Iphitos (~IXe siècle), roi d'Élide, pour servir d'exutoire aux activités belliqueuses des jeunes mâles avides de gloire vite acquise. Entrer en lice obéissait - obéit toujours - à une motivation plus forte que celle de la fraternelle participation. La perspective de recueillir l'honneur et le prestige des vainqueurs qui transcendent en héros et qui rejaillissent sur toute une cité, poussait à un dépassement de soi qui ne pouvait trouver son aboutissement que dans le dépassement de l'autre. L'enthousiasme, la passion ou l'émerveillement ne sont pas affaire de chiffres. Googol ne sera jamais le dieu du stade.
Totocalcio
Qu'est qui ressemble plus à un match de foot qu'un autre match de foot ? Le refrain est bien connu, mais pour un véritable aficionado, il n'y a pas deux rencontres identiques, chacune déroule de nouvelles péripéties, et à chaque fois la passion est renouvelée. C'est bien l'incertitude de l'issue d'un match qui stimule l'enthousiasme ; qu'une équipe domine l'autre trop ostensiblement, et, à la mi-temps, les gradins se vident. Il faut qu'il y ait du suspense pour faire de ces joutes des événements populaires, médiatiques et, de surcroît, hautement mercantiles. Mais, pour un observateur qui n'est pas un fan du ballon rond, c'est chaque fois une pelouse, vingt-deux joueurs, un arbitre, deux buts et un ballon qui circule au gré de multiples rebondissements
pour un résultat prévisible. Prévisible ? Non, mais oui quand même ! Question de point de vue. Avant que ne débute une saison de championnat, il est parfaitement possible d'annoncer, avec une marge d'erreur très faible, la fourchette du nombre de buts qui seront marqués sur l'ensemble des matchs à venir. Les statistiques, via les calculs de probabilités, « connaissent » à l'avance le décompte final, et cela d'autant plus facilement que la variabilité est limitée. Et la variabilité, en matière de sports collectifs, est plutôt du genre contrainte : les règles du jeu sont fixées, et les équipes sont réparties en divisions pour être, en général, de niveau comparable (9). En fait, le risque le plus susceptible d'affecter les statistiques d'un championnat est à chercher hors du jeu. Les grèves, les débordements intempestifs de supporters exubérants ou les magouilles, voilà des occurrences propres à fourvoyer les plus honorables prévisions. Est-ce à dire que les buts marqués relèvent d'un phénomène aléatoire placé sous la gouverne du hasard ? Qui se risquerait à répondre à cette question par l'affirmative ? Il ne faudrait pas confondre le foot, le hockey ou le basket avec la mécanique quantique, la physique nucléaire ou la génétique. Ben voyons ! Si le total du nombre de buts marqués dans un championnat est presque aussi prévisible que celui du nombre des désintégrations au sein d'une population d'atomes radioactifs, l'action, voire le calcul qui ont présidé à ces aboutissements, sont, en fait, bien éloignés du support probabiliste érigé en dogme de l'interprétation statistique. La première ronde de la prestigieuse coupe Stanley (10) n'avait pas encore débuté lorsque j'entendis dans le SkyTrain (11): « Si leur coach est un dieu, alors ils ont la coupe en poche. » Les supporters des Canucks de Vancouver ne le savaient pas encore, mais la prédiction est passée près du firmament. De match en match, voyant les situations les plus compromises se retourner à l'avantage des Canucks et leurs adversaires baisser pavillon les uns après les autres, on s'est mis à croire dans ce dieu-là. Mais voilà que pour la joute finale entre ces mercenaires du palet, les autres aussi étaient venus avec un dieu. Un seul devait rester debout. L'échange fut grand, et le suspense à la hauteur des espérances
les vagues de l'Atlantique contre les déferlantes du Pacifique. Les fans se souviennent de ce qu'il advint du trophée : les Rangers de New York, mieux bénis, se l'accaparèrent, jetant le désarroi, mais aussi l'égarement, dans le camp des supporters interloqués (12). L'entraîneur n'est un dieu qu'aussi longtemps que l'équipe caracole en tête du championnat, et les aléas dans ce domaine sont tels que la valse des dieux n'offre guère de temps morts. Lors de rencontres sportives qui opposent deux équipes, il est reconnu que les choix faits par l'entraîneur sont de première importance, tant pour le déroulement d'un match que pour celui d'une saison. Dans une rencontre de hockey, ce sont eux, les entraîneurs, qui coordonnent l'agencement des joueurs sur la glace en fonction de leur connaissance des aptitudes individuelles et de leur appréciation de la tournure des événements. Chacun avec sa vision, des joueurs et du jeu, conditionne sa stratégie. Mais cette stratégie, si elle est nécessaire, n'est pas suffisante. Au cœur de l'action, dans le crissement des patins, c'est par la complicité entre les joueurs que va se déployer, d'un côté, la ligne de pénétration pour atteindre le but adverse et, dans le même temps, se dessiner, dans l'autre camp, la parade et la contre-offensive. Dans ces combinaisons fluides, qui intègrent les opportunités d'un instant et les coups chanceux, le hasard n'a pas sa place. Lorsqu'après une circulation heurtée, de passe en passe, la rondelle trouve en un éclair le chemin du filet, c'est le résultat d'un ajustement précis dans une faille de la défense. Si les talents individuels, des joueurs et de l'entraîneur, sont nécessaires à la réussite, c'est l'harmonie collective qui est la clé de l'efficacité et du succès
pas le petit-bonheur-la-chance. À tout prendre, les statistiques peuvent donner une mesure de cette harmonie au sein d'une équipe, en aucun cas la régimenter. Une équipe, voilà encore un réseau interactif.
Ultime modulation
Le label d'atomes instables collé aux atomes radioactifs n'est qu'une étiquette qui fait état du résultat d'une observation statistique, observation fondée, car en matière de dénombrement atomique, les lois des grands nombres s'appliquent sans réserve ; même les micro-échantillons ont assez d'atomes pour être déclarés hautement « représentatifs » (13). Aussi, fort de cette régularité dans la désintégration, la concoction de lois interprétatives ne fut qu'un jeu pour les recenseurs d'isotopes
Le déroulement intime des modulations qui constituent la vie d'un atome n'en a pas pour autant été dévoilé, et quant à ne serait-ce que suggérer que ces lois traduisent l'inhérence vibratoire qui habite le cœur de l'atome, il y a là un abîme qui est loin d'être comblé. La chanson qui rend hommage aux exploits du Maréchal de La Palice tombé à la bataille de Pavie en 1525 se conclut par : « Un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie. » Tout le monde connaît ce vers qui dit le sens commun. Kifkif pour le foot. Aussi longtemps que le ballon ne s'est pas arrêté au fond des filets, la partie s'évertue dans les rebondissements. Pour l'atome itou. Il conserve son potentiel aussi longtemps que la caresse d'une vibration singulière jaillissant de son tréfonds ne vienne l'ébranler et faire résonner son lacis d'énergie. En bisbille avec la communauté de ses pairs quant au principe probabiliste de la nouvelle physique quantique, Albert Einstein écrit à son ami Max Born : « Je suis convaincu que finira bien par arriver quelqu'un avec une théorie dans laquelle ces objets associés par des lois ne seront plus perçus comme dépendants des probabilités mais bien de réalités factuelles. » Par cette missive, Einstein prophétise la résolution prochaine de cette énigme qui fait du hasard une réponse dilatoire, un baume pour apaiser les brûlures de l'incompréhension. L'affaire, si elle venait à délivrer un deus ex machina, déclenchera-t-elle quelque schisme d'obédience au sein des confréries scientifiantes ? Le hasard, divin fruit stochastique, jouit encore d'un bon crédit académique, et ce ne sont pas les béates tribulations d'une fin de millénaire qui vont le déboulonner. Pour ça, cela prendrait un autre albertin futé, capable de jouer avec le hasard et de le garder à sa place : celle d'un partenaire de jeu
calculateur - pourquoi pas ? -, qui gagne parfois - soyons beau joueur -, mais qui sait perdre aussi
pas celle d'un pipeur invétéré. Le jour où le hasard commencera à perdre des plumes, c'est la connaissance qui y trouvera son compte, et, une fois de plus, les limites de l'impact divin connaîtront le sort de la peau de chagrin
quoique, « Si Dieu est la Vérité, alors toute connaissance en rapproche », clameront les affidés du credo.
Les flocons de la différence
Écrire ne sert à rien, ou tout juste à gagner un peu de temps
C'est du moins ce que voudrait laisser croire un certain raisonnement mathématique assis sur les calculs de probabilités qui assure qu'en laissant le hasard opérer, en l'occurrence avec le concours d'un singe dactylographe ou d'un démon pianoteur, avec le temps, beaucoup de temps, tous les millions d'ouvrages qui recèlent les traces de l'humaine errance finiraient par être composés ! Inutile de demander dans quelle langue, puisque temps et hasard sont censés pouvoir venir à bout de tout. Aussi, pour rester dans le ton de ces arguties débridées, j'ergoterai en supputant que si, après un googol d'éternités, le démon frappeur a pu glisser dans sa bouillie de caractères le premier verset de la Genèse, il pourra prétendre à une affectation au paradis
terrestre éventuellement. Pour ne pas envenimer la controverse sur le gaspillage de quelques atomes en goguette organique, je passerai sous silence que pour faire son tapage, notre infernal pianoteur aura dû utiliser un bon nombre de googols de mégatonnes de papier (14). Maintenant, grand nombre pour grand nombre, moins fantasques mais plus scintillantes, on pourra, sans souci de loi combinatoire, rêver ou s'émerveiller sur les floraisons cristallines qu'engendrent quelques molécules d'eau. Unicité dans la diversité. Flocons éphémères invariablement différents, depuis la première neige, tous procèdent d'une symétrie hexagonale
il n'y en a jamais eu deux pareils (pour un motif somme toute fort simple : il n'y a pas à travers l'Univers deux atomes identiques
semblables tout au plus, fussent-ils aussi primitifs que ceux d'hydrogène) (15).
Démographie
Dès que l'on parle « grand nombre », voilà la statistique à son affaire, et ses clercs tout prêts à imposer ses lois. Un grand nombre dont elle s'est emparée, comme pour mieux justifier de sa légitimité, est celui de la population.
Voilà un effectif dont on dissèque les ressorts à grand renfort d'éloquence numérique, ici pour les assouplir, là pour les bloquer
de peur de voir les nauséabondes poussées ethniques renverser le fragile distinguo des équilibres culturels. Mais dans ce contingent, les unités ignorent le jeu statistique, chacune est unique - cette lapalissade n'a jamais fait l'unanimité - et défend sa peau comme elle peut, ou, plus souvent, comme elle ne peut pas. Perçue dans sa globalité statistique, la démographie galopante est décrite comme la bombe qui menace l'espèce ; certains, avec une myope clairvoyance, ajoutent la planète. Nos démographes pourront débattre de chiffres, supputer sur les conséquences d'une inflation estimée à quatre-vingt-dix-millions d'individus par an (240000/jour), gratifier le vulgum pecus d'augures apocalyptiques, ce ne sont pas tous ces raisonnements, aussi bien ajustés soient-ils aux équations statistiques, qui justifieront cette autre évaluation banalement quotidienne : chaque jour, quarante-mille enfants meurent de faim. Le chiffre, gonflé ou minimisé, ne fait rien à l'affaire
un seul suffirait à crier l'inacceptable.
Alors, inutile de crier haro sur la statistique. Pour l'aide à la planification, même si elle n'est pas la panacée, c'est un outil qui a son utilité, pour autant que son usage n'oblitère pas cette exigence fondamentale, vieille découverte reléguée aux triviales humanités, car trop peu académique, qui disait le propre de l'Homme : que chacun, chaque jour, puisse avoir sa portion de rire.
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