Parfum de sel
Ce matin-là, l'été s'achevait, on supputait sur les prochaines vendanges, les deux de l'Ostinato ont largué les amarres et mis le cap au sud-ouest. Première escale: Gibraltar. Puis ce sera les Canaries, les côtes de Mauritanie, la Casamance, la Côte d'Ivoire, et, depuis Abidjan, la traversée de l'Atlantique vers le Brésil, atterrissage à Salvador
À la vitesse du temps, les lunes ont passé. Ils sont aujourd'hui au milieu du Pacifique, dans l'archipel des Marquises. Temps de radoub.
Pendant près de trois ans, j'avais partagé un peu de leur rêve, un rêve qui, nourri de passion et de savoir-faire, avait pris, jour après jour, corps et âme. Et le rêve est un puissant instigateur de pulsions. Trouver sa rose d'harmonie pour en canaliser les vibrations, le faire résonner, c'est lui donner vie, le rendre sensible. Mettre en chantier un voilier de douze mètres pour un voyage au long cours, c'est un rêve qui résonne.
J'avais connu Ombline lorsqu'elle préparait son diplôme de fin d'études en biologie marine. Le caractère le plus enjoué qui soit, miss Spontex un surnom qui lui venait de son sujet de recherche: la reproduction des éponges était avide de connaissances. J'ai réalisé plus tard qu'elle apprenait plus pour le plaisir de comprendre que pour celui de savoir. La comprenure aux aguets, si les études la stimulaient, elles n'étaient pas pour autant sa passion. La passion d'Ombline était ailleurs, une vraie passion rivée au coeur, celle de la mer
de la vie de la mer. Combien de fois ne l'ai-je vue débarquer au laboratoire dans son ciré jaune, encore bottée, arborant un sourire fier et joyeux! Elle venait de passer une journée sur un chalutier où elle s'était fait enrôler comme matelot. Et on ne va pas faire du tourisme sur un chalutier; à bord, les passe-droits ne sont pas de mise. À terre, elle avait élu domicile à quai, dans un petit voilier, L'Aquarelle, le long du canal qui fait de l'étang de Thau une vacuole marine. Le gros de ses économies était passé dans ce coup de coeur.
Le doctorat, que certains appellent « la voie royale », aurait pu être le prolongement logique des études d'Ombline. Son enthousiasme, ses aptitudes et un sujet en or la dynamique de réseaux planctoniques en milieu marin avaient immédiatement emporté mon adhésion à son projet. Mais Ombline avait l'appel des grands espaces chevillé au corps. Le contentement de sa soif de connaissances passait par un chemin plus aéré que celui des paillasses de laboratoire, la « voie instinctive », m'a-t-elle expliqué lorsqu'elle décida de raccrocher les pipettes. Beaucoup disaient qu'elle avait la bougeotte, mais pour Ombline il ne s'agissait ni d'assouvir une vague agitation existentielle, ni de diluer un quelconque vague à l'âme; il s'agissait tout simplement d'une vague, une vraie, le genre de vague à panache que l'on voit les jours de grandes marées de syzygie. Je devais être sur la jetée lorsque cette vague est venue se briser, car un paquet d'embruns au goût d'inconnu m'a trempé des pieds à la tête. Un goût inoubliable.
Un petit matin de septembre, alors que soufflait un mistral à décorner les boeufs, filant sur le quai, le col de mon vieux caban relevé jusqu'aux oreilles, j'ai entendu: « Vous voulez pas venir prendre un café ? » Au sympathique accent cévenol, j'ai reconnu la voix d'Ombline. C'est là, dans cette coque blanche brute de décoffrage qui depuis quelques jours était apparue dans le paysage du quai, qu'elle m'a présenté à Hugo. Brun, râblé, instantanément chaleureux. Je n'ai pas la sensibilité requise pour voir l'aura, mais j'imagine que la sienne devait étinceler, car, à défaut de voir, j'ai comme ressenti. Je parle assez peu et mets un certain temps avant de me lier, et pourtant dès cette première rencontre s'est établi un échange qui allait bien au-delà des mots. Comme le tour du propriétaire pouvait encore se faire d'un coup d'œil, mon imagination, guidée par des commentaires avertis, s'est délectée des espérances du chantier naissant.
Et puis, peut-être à cause de la tempête, nous avons parlé de l'équinoxe et des grandes marées
et de la Balance qui entamait son premier décan. Alors, sans rime ni raison, j'ai appris que la Balance en question n'était qu'une vieille convention d'astrologues, et qu'en fait, au cadran des étoiles, l'aiguille solaire indiquait le mois de la Vierge. Balance, Vierge, étoiles, aiguille solaire
je n'étais pas sûr d'avoir saisi toute la subtilité de l'affaire. « Alors tous nos signes sont faux ? » ai-je naïvement demandé, comme pris par un intérêt soudain pour le Zodiaque. L'astrologie ne figurait pas dans mes domaines de prédilection, je connaissais tout juste mon « signe » et n'avais aucune idée de la signification de ces douze attributs signalétiques autre que celle du tirage des horoscopes. Dans un curieux mélange de senteurs l'odeur du café rehaussée d'un parfum d'acétone Hugo m'a donné mon premier cours de relativité sidérale. « Actuellement, nous sommes dans l'ère des Poissons parce que le jour de l'arrivée du printemps, marqué par l'égalité entre la nuit et le jour, le Soleil se lève sur fond de constellation Poissons. C'est cette signature d'équinoxe qui donne le label de l'ère en cours
et pour quelque temps encore cette ère sera à l'affiche. Lorsque, lors d'un prochain équinoxe de printemps, on verra le soleil levant pointer sur la constellation du Verseau, on changera d'ère, une ère qui durera alors un peu plus de deux-mille ans. Lentement sur le cadran sidéral, l'aiguille solaire va faire le tour des douze constellations du Zodiaque. Pour faire le tour complet, il lui faudra près de vingt-six-mille ans
Le Zodiaque est plusieurs fois millénaire et ses attributs, tels que nous les connaissons, sont, à peu de chose près, ceux qui furent fixés à l'époque où la Grèce était le centre du monde. En ce temps-là, le premier soleil de printemps marquait son lever dans la constellation du Bélier. L'astrologie a conservé cette antique origine
ce qui a donné aux tenants de l'orthodoxie sidérale un bon argument pour vilipender tous les faiseurs de météorologie astrale et autres marchands d'horoscopes
»
Le coin d'un voile venait de se lever sur un horizon singulièrement fortuit.
Le Zodiaque avait donc une histoire autre que cabalistique, une histoire historique. C'est sûrement ce matin-là que s'est infiltrée l'envie, alors inavouable, d'en apprendre un peu plus.
Maître d'oeuvre du futur Ostinato, Hugo en a assuré toute la réalisation : charpente, mécanique, électricité et tout le reste. L'observation a dû être son premier maître, et il n'en a pas oublié les leçons. Sur tout, toujours le souci du détail. Pilote de prototypes, un matin il a décidé que le temps était venu de s'occuper de son rêve. Navigateur émérite, il a sillonné la route des Antilles aussi souvent que Colomb l'incertitude en moins, la modestie en plus. Titulaire d'un savoir-faire polyvalent, il s'est « branché » sur les voiliers. Pragmatique, peu enclin à se perdre en conjectures, par deux fois déjà les circonstances l'ont conduit à céder la barre du voilier qu'il venait d'achever. Mais Hugo est un obstiné et ce troisième voilier, Ostinato, qui allait voir le jour et la mer par ses mains, porte un nom qui, en plus d'un tempo, est le reflet d'un caractère
Plus, de deux caractères, car, avec Ombline, ils ont passé un pacte : elle assurera l'intendance, il accélérera les travaux. Ils ont un toit, L'Aquarelle. En deux ans tout peut être prêt. Le pacte a été tenu. Ombline a fait merveille dans l'enseignement des sciences nat., Hugo a pu se consacrer entièrement à Ostinato.
Essence de rêve
Je suis souvent retourné sous les barrots de L'Aquarelle, puis sous ceux d'Ostinato. C'est bien là, loin du doute et de l'ennui, que s'est trouvée réveillée par les bruissements d'une lumière furtive cette vieille idée abandonnée dans un sombre recoin : le sens de l'existence ne peut être que le sien propre. Vieille idée toujours jeune. Se forger quelques ancres idoines au feu de certitudes syntones épurées des scories dogmatiques, amasser tous azimuts hors du champ des préjugés, pour le plaisir d'apprendre ou pour le simple plaisir. Souverain remède pour décaper sa clairvoyance des strates opacifiantes déposées par la routine
Mon rêve redécouvert il n'avait pas vieilli (les rêves ne connaissent pas l'usure du temps) , je savais ce qu'il me restait à faire.
Nous n'avons pas refait le monde, ou si peu, mais nous aurions bien aimé comprendre un peu plus de son fonctionnement, de ses origines porteuses de son devenir, découvrir un peu plus de comment, comprendre un peu plus du pourquoi. L'Univers était-il un navire livré aux caprices du hasard, ou suivait-il un cap connu d'un timonier pour qui les finesses du louvoiement n'avaient plus de secret ? Curieux de n'importe quoi, quelquefois sérieux, souvent badins, juste pour raviver l'impertinence d'une vieille histoire, ou pour réentendre cette autre qui nous avait laissés sur notre faim, mais bien des fois sans autre motif que celui d'exciter quelques neurones nonchalants. Et si parfois se faisait sentir une odeur de soufre, jamais elle ne nous a incommodés. Les questions étaient légion; toutes celles qui sont restées sans réponse n'en sont pas pour autant devenues des obsessions, peut-être parce que le plus souvent elles ont quand même eu le bon ton de changer de point d'interrogation. Des réponses, nous n'avons pas manqué d'en formuler. Certaines ne nous appartenaient pas vraiment, car elles avaient été empruntées au fonds éclectique de nos lectures. D'autres avaient des sources plus académiques; comme elles ne nous appartenaient pas beaucoup plus, on ne se privait guère pour les battre en brèche. Mais, toujours, elles étaient le résultat d'un échange bigarré entre pongistes facétieux, échange immanquablement ponctué de copieux éclats de rire, surtout lorsque rebondissait ce que nous voulions croire être une nouveauté
tout juste une de ces vieilles trouvailles dernier cri. Je gage que l'Ombrageux a dû plus d'une fois lever un sourcil et trépigner du trident.
Mélodie d'Ariane
Une bonne partie de ce vagabondage prend ses racines dans ce remue-méninges. Par la vertu des migrations, agrémentée de l'alchimie du mélange des sèves, des rameaux venus d'ailleurs se sont greffés. Des rameaux venus de là où l'esprit plane entre Aigle et Loup, de là où dans la lumière mordorée du couchant, le Pacifique devient creuset d'or mauve en fusion, de là où les soirs de pleine lune on entend murmurer les ombres des totems Tsimshians, glisser le souffle de l'esprit des chamans. Des rameaux venus de là où Socrate, Descartes ou Freud sont des inconnus.
Le fil conducteur qui raccorde les différents tableaux doit assez peu à la linéarité. Fil de trame, il s'est dévidé en suivant les ricochets d'une navette fantasque, relancée par une question, une idée, un mot, un rire. Mais comme il ne s'agit pas de chercher la sortie d'un labyrinthe, le fil peut, sans risque, être perdu de vue. Par-ci par-là se sont introduits des éléments d'information glanés pour satisfaire une curiosité; il ne s'agit jamais de réponses doctrinales rien que le terme me fait froid dans le dos , et surtout pas de réponses définitives. Définitif est un terme que j'ai tellement usé sur des certitudes frelatées qu'il est en voie de disparition de mon vocabulaire.
Souvent dépouillés de rationalité, les propos ne font pas vraiment dans le rigorisme. Et pour cause. Le brassage se fait à l'air libre sans passer par le filtre de la raison contrainte
modalité chère à la philosophie, académique d'abord, scolastique par après, percluse depuis longtemps. (Trop vite dévoyée, la philosophie à peine éclose, celle qui faisait un régal d'un théorème phénoménal, celle qui disait la délicatesse de l'eau et ses prémices de vie, se retrouva prostituée littéralement : mise de l'avant dans la pratique de plaisirs discursifs sur des questions à se repasser d'école en école
Aussi n'a-t-elle jamais rien résolu. Mais a-t-elle seulement jamais eu vocation à résoudre quoi que ce soit ?)
Quant à l'existentialisme, s'il a pu se trouver mêlé à nos agapes, ses questionnements alambiqués n'ont pas vraiment grossi les sources qui alimentaient le puits de nos conciliabules
tout au plus une flaque dans un creux après l'ondée source céleste.
Complémentarité grotesque
Mais comment s'affranchir de la tutelle exercée par la raison quand on est encore imprégné de cette culture dont j'ai été nourri gavé serait plus juste , une culture judéo-chrétienne bon teint, aggravée d'un cartésianisme pur jus universitaire ?
Il suffit parfois d'un coup d'oeil attardé sur quelques mots. C'est ainsi que j'ai découvert, par hasard expression commode, aussi vide de sens que le hasard lui-même, qui voudrait camoufler l'envie de dire que le temps était arrivé , la « seconde » définition attachée à irrationalisme : attitude philosophique qui prétend que la raison n'a pas ou ne doit pas avoir une valeur absolue dans la conduite des hommes. Que ne l'ai-je débusquée plus tôt, alors que l'on me gratifiait si souvent de sympathie irrationnelle. Redonner de l'air à ses propres aspirations
opération de réhabilitation délicate
particulièrement pour un gaucher astreint, autrement dit pour un droitier contrarié ! Je fais là allusion à cette dichotomie cérébrale qui place les fonctions intuitives dans l'hémisphère droit et celles de la raison dans le gauche, le maillage de ces deux entités étant, éducationnellement, très inégalement développé. Deux hémisphères différents, certes, mais différent n'a jamais signifié opposé. Si les deux cerneaux du cerveau communiquent, ils coopèrent aussi, très intimement même.
Présentant les symptômes d'une irrationalité sous-jacente, j'ai choisi dans un battement de coeur un peu plus fort de laisser « la discréditée » se développer librement. Qu'elle prenne la place qui est la sienne ! Cette libéralité allait permettre à un autre symptôme de refaire surface
Était-ce possible ? Après le gavage juvénile et l'inévitable crise de foi, j'avais opté pour le régime sans surnaturel. Mais, comme l'irrationalisme, le mysticisme bénéficiait aussi de deux définitions, et celle qui venait de se montrer disait : croyance, doctrine philosophique faisant une part excessive au sentiment, à l'intuition. Alors, avec la même non-raison, j'ai laissé à ce mysticisme-là le loisir de s'étendre, et cela en dépit du vif hérissement d'incompatibilité que je ressens à l'égard du premier terme de la définition. Cette irritabilité favorisera la formation des anticorps qui assimileront ce facteur d'aversion. Présenté sous cette forme, certains, forts du bon droit de la raison, ont voulu voir dans le mysticisme le corollaire pernicieux de l'irrationalité. Un corollaire, sans aucun doute; quant à pernicieux, il serait bon d'être plus réservé, car l'intuition n'a plus, depuis longtemps, à prouver qu'elle sait aussi, parfois, se montrer féconde. Les raisonneurs diront qu'il est difficile d'être juge et partie. Dont acte. Il me suffira d'être partie, c'est la meilleure part.
Ceci pouvant expliquer cela, suivent des questionnements aux apparences parfois phantasmatiques, des réponses qui pourront passer pour des élucubrations, ou des interprétations qui, sans être toujours des plus orthodoxes, ne fraient pas pour autant avec l'hérésie
faute d'en reconnaître le sens et encore moins le droit à la recevabilité. Aussi déjà pointe là une intransigeance
du genre « il est interdit d'interdire ». Ce ne sera pas le moindre des paradoxes.
Phantasmes, élucubrations, amphibologies ludiques pour être irrécusables , non-orthodoxie, ou plutôt orthodoxie d'un néo-gentil, autant d'éléments qui se conjuguent dans un genre grotesque. Autant d'éléments dont la convergence vise à me dépouiller de cette affiliation proprement syndicale au sacrosaint dogme du tout raison. Des éléments glanés dans un cheminement vagabond à la recherche d'un équilibre oublié. Oublié ou caché ? La différence n'est peut-être pas anodine. Une première question qui risque de rester pour quelque temps encore sans réponse.
* * *Le credo était incomplet
Bardé de diplômes
Ce qualificatif, par les souvenirs qu'il évoque, me donne la chair de poule. Chaque fois que, gamin, j'entendais cette épithète appliquée à un brillant sujet, généralement le fils d'amis ou de relations de mes parents, qui venait de passer « haut la main » un examen ou un concours, je ne pouvais m'empêcher de trouver le « récipient d'air » c'est ainsi que j'ai toujours entendu le mot un peu falot et respirant peu la santé. Cette vision n'était sûrement pas dénuée de parti pris, car nous, les moujingues, savions que le nouveau diplômé n'allait pas tarder à nous être brandi comme l'exemple dont il fallait « prendre de la graine ». Cela se passait dans ces années cancres où les études n'attisaient pas chez moi le feu sacré auquel tout fils-de-bonne-famille était supposé se consacrer. Mais allez savoir pourquoi quelle idée, comme si j'avais pu oublier pourquoi un matin d'automne, l'année de mes dix-sept ans, j'ai choisi de faire la course sans manger la poussière. J'ai joué mon rôle, et pas dans les coulisses, mais comme un vrai cabotin, sur le devant de la scène. Le succès aidant, j'ai joué les prolongations
À y être, autant devenir grand prêtre.
Donc, titres en poche, dévoué au magistère des sciences de la vie, embarqué pour servir la Faculté et sa parenté, j'étais devenu le type même du chercheur qui s'investit corps et âme dans un ordre qui a pour vocation à concilier l'expérience et la raison. Double investissement donc; pour ainsi dire tous les oeufs dans le même panier
Et on sait ce qu'il advient si le panier vient à choir.
Le panier a chu
Un beau jour qui fut une belle nuit frappe à la porte une inconnue qui un peu plus tard me dira : « Tu es chercheur, c'est bien, c'est une aventure passionnante, tu dois en connaître des trucs. Découvrir les mystères de la vie, c'est fabuleux. Explique-moi la vie. Explique-moi pourquoi
» Un peu pris au dépourvu, mais ayant des ressources enfin c'est ce que je m'imaginais , j'ai commencé par quelques comment, et en arrivant à ce qui aurait dû être le début d'un pourquoi, le verbiage s'est grippé. Mes pourquoi rendaient un son creux, inconsistant. Je ne comprenais même plus la question. Pourquoi quoi ? Expliquer un peu du comment de la vie n'a jamais permis d'en expliquer le pourquoi. Je n'avais plus qu'un credo, celui de la raison, « je crois ce que je vois ». Était-il, aussi, comme « l'autre », celui du caté, devenu inepte ? Chaque pourquoi me renvoyait : « En vérité, que sais-tu ? À quelle source puises-tu ta connaissance ? » J'ai évoqué plutôt invoqué quelques grands noms, des maîtres réputés, « incontournables », fait état œuvres inscrites au panthéon de la Science. « Tout ça, on te l'a appris. Ce que je veux entendre, c'est ce que tu penses, toi, de toutes ces croyances. »
Newton, Descartes, Darwin, Einstein, Dirac, Watson. Des croyances !
Devant une telle impudence, j'allais me récrier. Je n'ai rien pu dire. Un coin venait de s'enfoncer là où c'était sensible. Flagrant délit. J'étais tout bonnement en train de me faire l'avocat du diable, de renier mon abhorration. Comment avais-je même pu prononcer son nom et en appeler à ce magistère des « temps modernes » qui tient plus de la révélation expédiente que du principe avéré ? Charles Darwin (1) n'est pas le vrai coupable; il a été trop conditionné, poussé au dérapage. La théorie de l'Évolution, celle qui se fonde sur les observations, au demeurant fort pertinentes l'artifice est là , faites par le naturaliste du côté des Galápagos, aura au moins le mérite d'illustrer le fonctionnement de la sélection naturelle lorsque son remplacement se fera au bénéfice d'une théorie plus apte à survivre. Voilà ce que je pensais. Il n'y avait qu'à le dire, au lieu de me réfugier derrière un paravent scientiste aux couleurs d'une mode friande d'à-peu-près.
Dans l'ombre de ces interrogations, le temps d'un flash, j'ai accroché un indice. La raison, singulière, parangon de l'indivisible, m'est apparue plurielle.
Du monde, j'avais comme beaucoup l'excuse n'est pas du meilleur aloi, ce serait même la pire qui soit toutes les idées reçues, prémâchées, les clichés bien rodés, ceux qu'il faut avoir pratiqués pour figurer parmi la gent des individus dits sociables et un tantinet éclectiques
Mais dans mon jardin ne poussait que l'alchémille. Bref, à l'aube, l'aube d'un matin de printemps, j'ai aimablement été qualifié de béotien. Je me retrouvais comme celui qui découvrirait qu'il n'a pas été à la bonne école et à qui on vient offrir une chance d'apprendre autrement, de rattraper les cours manqués, de découvrir qu'il y a aussi « je vois ce que je ressens ».
Alors, quand passe la chance
Carpe diem !
Béotien et fier de l'être
Béotien ! Au fait, pourquoi dit-on en parlant d'un ignorant que c'est un béotien ? N'est-ce pas encore un cliché tout fait ? J'ignorais l'existence de la Béotie, alors quant à savoir où se trouvait cette contrée ! Béotien. Un qualificatif qui évoquait des souvenirs de harcèlement paternaliste dont j'ai à nouveau été témoin il y a peu. Scénario immuable.
Dans les facultés et les instituts de recherche, les séminaires sont l'occasion de présenter à un auditoire de collègues les résultats de travaux récents ou en cours. Un séminaire comprend en général un exposé et une période de discussions. Je garde en mémoire les images de ce moment charnière où, l'exposé à peine achevé, un ponte placé bien en vue, souvent au premier rang, annonçait dans le préambule de sa question, l'air goguenard et visiblement ravi de l'effet qu'il allait produire : « Je ne suis qu'un béotien en la matière, mais ne pensez-vous pas que
? » Si l'orateur était un thésard, celui-ci comprenait vite qu'il ne serait pas épargné et que le mandarin n'allait pas tarder à se faire un plaisir de l'envoyer dans les cordes. Aussi, pendant longtemps, j'ai associé béotien à sadique.
Mais, comme le savait si bien ce mandarin, un béotien n'est, dans notre vocabulaire, qu'un ignorant. La Béotie devait donc être une terre pleine d'incultes. Il n'était que temps de s'informer un peu plus.
Le premier dictionnaire venu m'a appris que la Béotie est une région de la Grèce centrale au nord-ouest de l'Attique. L'Attique ? C'est la région d'Athènes et de ses environs. En fouillant un peu plus, on découvre que, dans l'Antiquité, les Béotiens jouissaient aux yeux des Athéniens du même genre de réputation que celle que les Français font aujourd'hui aux Belges ou les Québécois aux Acadiens ! Est-il besoin de souligner que ces réputations ne sont que les vestiges d'antiques querelles de clochers aux origines nébuleuses ? Est-il besoin de rappeler combien de noms illustres sont venus démentir l'incongruité de ces réputations ? Je n'en appellerai qu'à Jacques Brel pour les Belges, car ce soir j'ai les Marquises en tête, et à Antonine Maillet pour les Acadiens, dont je viens de relire un passage de La Sagouine.
Et la Béotie aussi a eu ses fils et ses filles illustres. Corinne, la Muse lyrique, et son compère, Pindare, en sont; le moraliste Plutarque itou
et Hésiode, ce génial poète aux sources duquel Virgile puisera avec avidité. Hésiode(~VIIIe siècle) (2), l'auteur de La Théogonie, et j'ignorais qu'il était Béotien ! La Théogonie, une ode épique qui, dans une merveilleuse cosmogonie, retrace la généalogie des dieux. Ce récit mythique met en scène les maîtres de l'Olympe, personnifications des forces naturelles sorties du Chaos qui, d'amours en affrontements, de guerres en paix, dans la démesure des passions, engendrent et façonnent un univers trop petit, le Cosmos
notre monde. Un récit autrement plus énergétique et émoustillant que celui, très patenôtre et suffisant, des sept jours de la Genèse. Pour qui s'intéresse aux origines de l'Olympe, la Théogonie est la « Bible ».
Alors la réputation de lourdeur des Béotiens ? Simple réminiscence d'anciens partis pris, résultats de quelques complexes de supériorité mal placés qui impriment de tenaces préjugés
Vous pouvez vérifier ! |