Ostinato… homo: credo - Jeux d'artifices
Jean-Michel Pionetti
éditions autodafé
ISBN 2-9805745-0-3

 

Le temps des nomades
 

   Liu / Le voyageur

Âge unique

    – Quel âge avez-vous ?
    – Question indiscrète, mais je veux bien vous répondre. J'ai l'âge de mes atomes.
    – Alors nous avons le même âge.

Atomique et vieilles dentelles

    C'était un peu avant le baptême d'Ostinato, un dimanche matin en train de farfouiller dans le garage. Sur les étagères, tout un fourbi de vieux trucs récupérés en attente d'une réparation inscrite aux calendes grecques. Bref, le bataclan classique, les puces à domicile, « … jamais jeter, ça peut toujours servir…, conserver pour le cas où… ». Mon voisin, colonel en retraite cherchant causette, se fit un plaisir de venir me narrer ses derniers avatars. Entre les histoires de son chien, qui une fois de plus venait de manifester peu d'égards pour le parterre de pétunias japonais de l'irascible crémière, et le match de foot perdu par son équipe favorite, il me glisse qu'il renonce à rafistoler un vieux poêle à mazout dégoté dans une brocante, car, dit-il, il est trop déglingué. Je composai un air de surprise, car, pas plus tard que la semaine précédente, le compère était déjà passé exhiber sa trouvaille, « Une merveille comme on n'en fait plus... J'ai le coup d'œil ! », m'avait-il dit, scrutant d'un regard fouineur quelques recoins de l'appentis. Aujourd'hui, il me quittait en ponctuant son martial salut d'un péremptoire « Que voulez-vous, on ne fait pas du neuf avec du vieux ».
    Il paraît que les dictons populaires ont généralement un fond de vérité. Au milieu de mes reliques, cette histoire de ne pas pouvoir faire du neuf avec du vieux m'a chiffonné les méninges. Cela ne tenait pas debout puisque dans d'« autres mains » cela marchait parfaitement. Là, tout autour de moi, la nature ne faisait que ça : recycler, réutiliser des atomes qui ont déjà servi pour les réintégrer dans un nouvel assemblage. Depuis que la Terre est Terre, et cela ne date pas d'hier – bientôt cinq-milliards d'années assurent les experts –, à part l'apport, occasionnel quoique non négligeable, de quelques météorites, ce sont bel et bien les mêmes vieux atomes qui constituent toute la matière qui nous entoure, sous toutes ses formes. Je pensais à mon neveu nouveau-né ; il est constitué d'atomes aussi vieux que ceux de cette vieille paire de chaussures, aussi vieux que ceux qui vibrent dans les pierres de cet antique, et néanmoins familier, aqueduc romain qui enjambe le Gard voisin. L'âme vibrante du neuf est aussi vieille que celle du vieux.
    Tout cet amoncellement de vieilleries, que je couve comme un bien cher, attend un prochain déménagement où je n'aurai plus d'autre choix que de l'expédier vers une décharge où il pourra reprendre son parcours de transformations. Par qui tout cela sera-t-il « mangé » ? Quand, comment et pour quoi faire ? En fait, sous mes yeux, dans certains coins quelques transformateurs gloutons s'affairent déjà : les moisissures sont à l'œuvre. Transformations inéluctables.
    Si planète signifie vagabond, atome aurait dû signifier nomade. Difficile de s'attacher à ces voyageurs sans domicile fixe, pour qui je ne suis qu'un hôte de transit. « Le passage fait vivre », la formule a fait ses preuves, et singulièrement dans les régions de transhumance. Ces atomes, que j'héberge au pair, travaillent là un temps, assurent une fonction adaptée à leurs aptitudes avant d'aller se faire voir ailleurs. Mobilité et changement de partenaires sont mœurs atomiques. Beaucoup de ceux qui sont là aujourd'hui, demain auront été remplacés par d'autres qui viendront de je ne sais où. Le brassage est tel que tout un chacun aujourd'hui se trouve porteur d'atomes qui ont déjà fait leurs classes au sein d'une ribambelle de passagers à la constitution putrescible, micro ou méga, végétaux ou animaux, fougère ou trilobite, pissenlit ou Parménide. En permanence, je recycle et suis recyclé. Ce n'est pas un privilège, le processus n'est pas discriminatoire, il s'applique à vous aussi, comme à tout ce qui vit… avec la complicité du temps… et de la faim. Le temps use tout, c'est là son moindre défaut ; le temps use de tout, c'est là sa force créatrice. Lorsque mon corps aura disparu, les atomes qui l'habitent, eux, seront encore « actifs »… ailleurs.
    Les atomes seraient-ils donc immortels ?

    Avez-vous vu comment elles se glissent sans se faire remarquer ? Profitant de la discussion, elles s'immiscent, et après, il faut, ou faire semblant de les ignorer, ou faire avec. Subrepticement viennent de s'introduire et une question existentielle du genre « Qui suis-je si mes atomes ne sont pas moi ? » et une discrimination concernant un processus qui s'appliquerait uniquement au monde vivant.

    – Résultat, lorsque je vous ai aperçus à l'aéroport, tout en reconnaissant de loin vos visages à peine changés, juste un peu plus basanés, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que ceux que j'allais embrasser n'étaient que des copies de ceux avec lesquels je partageais la rouille il y a presque deux ans. Et imagine un peu, ici, dans la chaleur des tropiques, tout pousse plus vite, la nature est exubérante et se renouvelle à un rythme accéléré.
    – Avec tes histoires d'atomes baladeurs, tu me donnes l'impression de n'être qu'une mue ambulante.
    – Dire qu'il y en a tellement qui voudraient changer de peau, alors qu'ils ne font que ça !
    – Oh, mais même dans une nouvelle peau, crois-moi, on ne risque pas de te confondre avec quelqu'un d'autre, tu es trop unique…
    – Unique, mais jamais propriétaire. Simple transitaire, tel est le statut charnel.
    – Qu'est-ce que cela change ? Même avec un statut d'intérimaire mon identité demeure ; ses manifestations sont trop criantes pour être réfutées.
    – Voilà encore un truc pour jouer de la quête de l'identité ! C'est le poncif passe-partout des analystes, le thème le plus éculé qui soit…
    – Et il fait toujours recette… la preuve !
    – Pour ça, il est vrai que le sujet ne fait pas dans la nouveauté. Il circule de génération en génération, indifférent aux solutions de continuité, juste agrémenté de la dernière nuance de l'air du temps. Aujourd'hui la question devient « l'identité a-t-elle un support que je puisse faire mien ? », mais, du fond, c'est toujours la même interrogation qui veut sourdre. Dilemme archaïque qui rappelle une autre passe d'armes… Le « moi n'est pas atomique », c'est l'écho de « être n'est pas avoir ».

Ne pas confondre !

    – Avec des prémisses différentes, car d'une autre époque, une solution simple, dépourvue de contorsions psychocirconvulatoires, a déjà été énoncée dans une formule lapidaire : « Je pense donc je suis. »
    – Eh, eh, « chassez le naturel, il revient au galop ». Pour faire ainsi référence à un auteur aussi cartésien que Descartes soi-même, il faut donc que « ta copie » ait retrouvé les mérites de ce rationalisme que tu étais parti pour vouer aux gémonies.
    – En plein sur un point encore sensible… Faire de Descartes un cartésien est un affichage qui n'aurait pas été du goût du Tourangeau. Il ne peut en aucune façon être amalgamé avec « la vermine des cartésiens ou prétendus tels  » (1) qui se réclame d'un cartésianisme éhonté. Le dessein de Descartes n'a jamais été d'élever la raison au rang de doctrine, mais d'en faire un outil propre à réunifier la Sagesse et la Science…
    « Le cartésianisme, ce n'est qu'une de ces doctrines ismiques baptisées sur fond de prête-nom charismatique – de préférence celui d'un mort déjà recouvert de mythes. Elles procèdent toutes plus ou moins de la même engeance, une engeance de disciples qui, du message original du Maître, ont fait, avec toutes sortes d'accommodations posthumes, un galimatias tout juste bon à servir leurs desseins… et quels desseins ! Quel maître véritable songerait à s'ériger en Père d'une doctrine ou d'un système despotique ? (2) Mais, aussitôt le Maître disparu, la récupération commence et son intention originelle se trouve vite détournée par ceux-là mêmes, disciples d'aventures, qui se prétendent être les héritiers et les interprètes patentés de sa pensée. L'alibi qui consiste à se référer à l'esprit supérieur d'un maître, voire d'un dieu, ne peut faire illusion. Derrière, se camoufle la volonté d'embrigader, quand ce n'est pas d'asservir, un maximum de gogos. Le respect de la liberté n'est pas une vertu du prosélytisme.

    … La quête de la sagesse de Descartes n'est pas unique, mais elle est peu commune pour avoir été quasi insurrectionnelle dans un contexte assurément inquisitorial… Est-ce chez les jésuites de La Flèche que le jeune René a entendu l'appel, le râle de l'âme contrainte de la Science depuis tellement longtemps étouffée par la mainmise des clercs ? Un appel qui va exacerber ses capacités d'adaptation et ses facultés intuitives.
    Avec une ténacité certaine, quoique mal assurée, car encore engluée dans le fatras d'un ordre divin aux accents proprement surnaturels et dogmatiques, il va chercher à forger les armes d'une dialectique désacralisée. Descartes a trente-sept ans et s'apprête à publier le Traité du Monde lorsque Galilée est condamné à Rome. Courageux, mais pas téméraire, il renoncera à cette publication à risques. La sagesse de Descartes s'est aussi exprimée dans la compréhension de ses intérêts.

Ondée noologique

    En dépit du va-et-vient des atomes, dans cet échange continu, la pensée s'élabore, se structure, évolue. À ses côtés, la mémoire s'enrichit, capte des informations, enregistre l'histoire qu'un fourmillement d'atomes vagabonds est venu déposer Dieu sait où et comment.
    Mémoire et pensée ont-elles un support moléculaire, un support tangible ? Comment des atomes qui ne font que transiter pourraient-ils être le support d'archives constituées jour après jour, fondement d'un entendement qui donne l'apparence d'être mien ?
    Vieilles questions qui permettent toujours de se livrer à toutes sortes de ratiocinations.
    Du fond de la lagune, la mémoire prise à partie devint la bouteille à l'encre. On avait supputé sur la complaisance des atomes qui, avant de s'éclipser, repassaient aux nouveaux arrivants l'information dont ils avaient été chargés. S'ils venaient à manquer d'aménité, la mémoire perdait de l'information au profit de l'oubli. Mais, mal pris avec l'idée de savoir que des atomes négligents pouvaient déguerpir et se balader dans la biosphère avec des informations confidentielles, on a préféré se rassurer avec l'idée qu'il pourrait être plus satisfaisant pour l'esprit de placer le support de la mémoire dans une organisation – il a même été dit une administration – qui, elle, demeure en place sans s'alarmer du va-et-vient de ses agents.
    Attachées à ces deux acteurs de la conscience, la mémoire et la pensée, on a voulu voir deux formes d'identité auxquelles tout un chacun peut se référer : la première pouvant restituer la trace d'une identité passée, la seconde se chargeant d'accommoder une identité en évolution, non figée, adaptative, toujours assez proche de l'identité présente. Aussi avait-on établi que l'oubli pouvait passer au compte d'une maintenance négligée, et que la remise à jour des archives altérées s'apparentait à une restauration circonstancielle qui, donc, pouvait prendre des libertés avec le façonnage original… ici, une omission de complaisance, là, un embellissement flatteur.
    Du corps, dans sa vision tangible, atomique, presque tout est interchangeable, et même avec un autre cœur, d'autres organes, si ma pensée et ma mémoire demeurent, je resterai celui qui était, et n'importe qui, s'il m'a connu avant l'échange, me reconnaîtra comme tel. L'évidence intuitive, malgré le peu de rigueur de la formule, conduit à « penser » que la seule identité possible, dans sa version organique, est associée à une entité cérébrale. Le cerveau, siège de la pensée et de la mémoire, est une donnée assurée d'une certaine pérennité. Et pourtant, cette structure aussi connaît la transhumance atomique, la circulation des molécules.
    Mais les atomes, s'ils ne font que transiter, ne sont pas pour autant des touristes inactifs. La « distribution » leur assigne différents rôles qu'ils interprètent, en général, sans défaillir… Il y a bien quelques originaux qui, « pour amuser la galerie », s'autorisent, de temps à autre, les fastes d'une désintégration inopinée.
    Comment m'est venue cette image, idée ou pensée d'une analogie avec une représentation théâtrale ? Sûrement pas par magie. Avant de bourgeonner, il a bien fallu qu'elle se branche sur du connu déjà « inscrit », mémorisé, lignifié. Si la noèse est la fleur qui éclate dans la lumière et le vent, la mémoire, elle, se répand dans le rhizome nourricier. Spectacle, théâtre, jeu d'acteur… autant de plages de références mises au service de l'imagination.
    Libre-service ou service réglementé ? On veut croire à l'option libertaire ; la tributaire choque l'ego dans la perception de son intelligence. Aussi cet ego-là reste-t-il très pudique sur l'évocation d'arrangements préfabriqués, d'une empreinte informative qui pourrait relativiser l'étendue de son génie. Pour échafauder les traits de son dessein, l'imagination a-t-elle dû s'attirer les bonnes grâces de quelques gardiens des archives, de quelques hormones mercenaires chargées de surveiller les allées et venues, de contrôler les connexions ? Les nantis des méninges trafiquent-ils plus que d'autres dans l'hormone-connection ?
    Et, question subsidiaire, « formuler » une pensée, celle des atomes théâtreux, celle des vénalités hormonales ou de n'importe quelle autre pensée, cela demande-t-il de l'énergie ? Si ondes cérébrales il y a, il y a un ou des émetteurs, et un émetteur a besoin de jus pour émettre. Bref, le mental se nourrit-il de liaisons phosphorylées ou d'énergie subtile ? Quel est le prix du travail de l'imagination, de l'excitation des méninges, de l'opération de l'esprit ? Curieuses questions aux accents bioacadémiques, mais de la réponse que l'on pourra donner sans tourner autour du pot, émergeront des concepts plus clairs quant à la dépendance de la pensée vis-à-vis d'une structure susceptible d'assurer l'approvisionnement ad hoc en énergie. Faute d'une réponse avérée, la cacophonie des supputations hétéroclites continuera de faire les beaux jours du répertoire post mortem et métempsycotique.
    Mais, pour revenir au théâtre, l'image subliminale qui s'est illuminée le temps d'une désintégration que je qualifiais, avec peu d'égards pour les bouffons, d'inopinée, se composait des gesticulations suivantes. Les acteurs d'une pièce vont, l'espace d'une soirée, avec leur sensibilité propre tout en restant fidèle à celle de l'auteur, interpréter, c'est-à-dire, traduire des sentiments, transmettre un message, le message de l'auteur vers les spectateurs. Ceux-ci le recevront, mais, là aussi, chacun avec la force de son affectivité. Il n'est que de lire les critiques au lendemain d'une première pour se convaincre de l'hétérogénéité des perceptions. Pour communiquer le verbe, qu'il soit lyrique ou sarcastique, l'acteur est certes un élément essentiel… essentiel mais pas irremplaçable. L'acteur contribue directement à la création, mais, généralement et nonobstant le brio de sa prestation, sa substitution n'altère pas dramatiquement la qualité du discours de l'auteur. Et c'est uniquement après que le rideau soit retombé, quand la scène est redevenue silencieuse, que le message relayé par les acteurs commence à vivre, à faire son chemin. Vagabondage organisé. Autour d'une idée, une maille se tisse, un réseau se développe… c'est de la pensée qui circule, c'est de la vie qui coule, de l'esprit qui remplit le Paraclet.
    Quel a donc été le rôle de l'acteur dans ce processus ? Un chimiste dirait qu'il a joué le rôle d'un catalyseur, c'est-à-dire celui d'un élément qui facilite et accélère une réaction, mais qui, une fois celle-ci achevée, se retrouve inchangé, aussi frais et dispos que si rien ne s'était passé, prêt à servir à nouveau.
    J'imagine assez bien les atomes avec leur farandole d'électrons jouer ce rôle d'acteurs catalytiques. La pensée, le temps de trouver ses marques, la mémoire, le temps de charger ses mémoires, ont besoin de ces catalyseurs-opérateurs. Il ne s'agit bien sûr que d'une image, l'image d'une idée. Qui ira imaginer que la pensée puisse ainsi jaillir d'excitations d'histrions sur le devant d'une scène limbique ? Mais après tout, imaginer, qu'est-ce d'autre que la faculté de créer des images ?
    Virgile devait bien avoir une petite idée embusquée derrière quelques neurones de service, lorsqu'un soir de veillée dans le crépitement des écorces de séquoia, il exhortait un groupe de jeunes gens alanguis par l'air du temps, l'air de leur temps. « Fatiguez vos électrons. Profitez-en. Eux, au moins, ne seront pas vieux avant l'âge, et ils savent tout faire de ce qu'on leur demande. » Je me souviens bien de ce frêle jeune homme qui avait alors tout au plus dix-huit ans, et de sa réponse marmonnée : « Encore faut-il avoir envie de penser à demander. » Je l'ai revu il y a peu ; eh bien, je vous prie de croire qu'atomes et électrons qui transitent par ce gars-là ne font pas dans la léthargie. L'énergie qu'il reçoit, il la survolte et la propage. Il n'échangerait pas sa place pour celle d'un évêque ; il est moniteur dans un foyer de revivification où viennent se réfugier ceux qui ont approché de trop près la petite mort des paradis artificiels.

    –  Alors, pour le support de l'identité, eh bien ce ne sera pas plus grave que ça. « Je pense donc je suis » a, classiquement, servi à établir la réalité de mon existence, « je suis ce que je pense » servira à établir mon identité.
    Nous en étions là quand Ostinato, en un rien de temps, se mit à décrire un demi-cercle autour de son ancre. L'instant d'avant nous faisions face à la lagune, maintenant on pouvait apercevoir les bananiers qui bordaient la berge. Un petit clapot s'était levé sous l'arrivée d'un coup de vent du nord qui précédait un front de nuages noirs et pulpeux, un front menaçant mais incroyablement électrisant.
    – Un grain va passer, qui veut profiter de la douche pour briquer le pont ?
    L'invite ne pouvait être refusée et l'occasion était à ne pas manquer. L'ondée fut à la hauteur de la réputation de ces courtes averses tropicales. Violente, lourde, à gros grains, chaude, enveloppante. Quand elle fut passée, Hugo tout ruisselant, jouant de la vadrouille, ramena d'un coup la discussion où nous l'avions laissée.
    – « Je suis ce que je pense » est une belle formule, simple et qui s'impose presque par son bon sens. Mais il lui manque l'élément dynamique qui exprimerait une identité plus conforme à ce besoin ancestral de quête permanente. Si ta pensée s'accroche parfois à ce que tu vois, ce que tu cherches doit être son ancrage de prédilection.
    Et avec une pointe de malice dans un jeu rétrospectif, il ajouta :
    – Tu es ce que tu cherches… ce que tu cherches à être ou ce que tu cherches à avoir. À la recherche du Graal, d'une identité, d'une âme sœur ou de ce que tu voudras, pour celui qui cherche, il y a toujours une identification avec l'objet de la quête.

Complexité vivifiante

    Avec la question « Qui suis-je si mes atomes ne sont pas à moi ? » s'était glissée une discrimination dans l'évocation du processus de recyclage qui était décrit comme s'appliquant « à tout ce qui vit ». La formule laissait à penser que le monde pouvait se diviser en deux : d'un côté, le monde du vivant, attifé de savante matière organique, et de l'autre, un sous-monde, le monde de l'inanimé dépourvu du souffle de vie. C'est une distinction pour le moins simplificatrice, en fait, profondément déplacée. Ces « deux mondes », quelles que puissent être leurs différences apparentes de constitution et de fonctionnement, n'en font qu'un. Qui en aurait douté ? Ils sont si proches qu'ils font plus que de se toucher, ils s'interpénètrent, échangent au niveau d'une multitude de passerelles et de tunnels. La ligne de démarcation entre le vivant et l'inanimé est un arrangement purement conceptuel qui trahit une vision plus que fragmentaire des degrés de communication dans la matière. Ce distinguo, fruit d'une subjectivation aveugle, n'est que l'expression d'une méconnaissance du savoir-vivre « élémentaire ». La matière, elle, « objective », ne laisse nulle place dans son organisation, n'entretient nulle construction qui puissent être qualifiées de mortes.
    La qualification de « vivant », selon les normes anthropiques, s'applique à l'ensemble des structures labiles qui trouvent leur pérennité dans le haut niveau d'organisation des interdépendances, autrement dit de symbiose, qui leur permet d'accéder à un processus de croissance et de reproduction. Le vivant, comparativement à l'inanimé, est plus complexe, avec la conséquence d'être plus fragile. La complexité offre les moyens de maintenir des structures sensibles et délicates en les renouvelant, et la fragilité autorise l'expression du processus dit d'évolution. L'essence du vivant est inscrite dans l'organisation qui « régit » les interactions et les coordinations entre des structures distinctes et différentes qui façonnent un réseau de relations suivant des règles de dépendance… car l'indépendance est étrangère, plus, antinomique au principe même de vie.
    Quant au monde dit inanimé, s'il comprend des structures plus « simples » dont la persistance n'implique pas le renouvellement via la reproduction – ce qui ne signifie pas qu'elle soit exclue (la formation de cristaux « obéit » à un agencement très « organisé » de certaines proliférations d'associations minérales) –, il n'en est pas pour autant un monde figé et indépendant. Les transformations qu'il subit – archivéritable processus d'évolution – s'opèrent selon des modalités et sur des échelles autres que celles qui prévalent vis-à-vis du vivant et qui « semblent », pour des motifs liés à notre perception myopique et coincée du temps, lui conférer plus de stabilité. Les vieux soulèvements hercyniens et tous les jeux stigmatisants de l'orogénie, ou la toujours très active dynamique tectonique qui a fragmenté la Pangée en continents et résorbé la Téthys, témoignent de l'ardeur des échanges dans le façonnage d'un épiderme que tous, ou presque, s'accordent pour louer la splendeur et chanter les délices, même si à l'occasion quelques traitements éruptifs peuvent causer des démangeaisons ravageuses.

Alchimie de lumière

    Première manifestation de la dépendance du vivant: l'alimentation de l'organisation. Il n'y a pas de miracle ; pour prospérer, il lui faut pomper de l'énergie… de l'énergie assimilable. Bref, dans les grandes lignes, elle se gave d'énergie lumineuse via le récepteur-processeur chlorophyllien à l'écoute de certaines fréquences stellaires ou, pour le moins, solaires.
    Ce processus d'assimilation qui conduit à la production de matière organique « neuve » a un nom qui traduit l'origine d'où émane l'instruction qui autorise et qui déclenche le fonctionnement de l'alchimie chlorophyllienne. On l'appelle photosynthèse en raison de sa dépendance vis-à-vis de la lumière… Pas de toute la lumière, seuls les photons véhiculés sur quelques ondes aux caractéristiques bien spécifiques – ce qui ne signifie pas entièrement connues – sont porteurs du message. C'est par cette intégration goulue d'un peu de la dissipation des étoiles que s'opère une transmutation vivifiante d'atomes qui, extirpés de l'inanimé, se retrouvent partie prenante du vivant. D'abord embrigadés dans un régiment de sucres (le « vert » des organismes végétaux a la faculté de concocter, à partir d'eau et de gaz carbonique, une recette purs sucres), très vite les « bleus » vont être mobilisés pour circuler dans les différents recoins du monde animé et participer à toutes ses fonctions. Pour autant que l'on sache – c'est-à-dire assez peu –, le choix des assignations ne relève pas de l'atome recruté ; il y aurait des « organismes » servis par des fonctionnaires atomiquement constitués qui gèrent les transferts… (Autour des timbales, j'avais ajouté : « … sans états d'âme. » L'allégation, sans autre fondement qu'une suffisance homosacramentelle, m'a valu une bordée de récriminations sur le tempo élégiaque du bachotique « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »)… (Retour de flamme : ces transferts d'atomes attroupés en molécules s'effectuent par un mirifique jeu de transformations dans des cascades d'énergie phosphorylée qui assurent les liaisons entre les nœuds du réseau vivant ou, autant dire, récepteur (3).)
    Cette verte alchimie (4), qui apprête le minéral sous la houlette de Phœbus, pour aussi longtemps qu'elle pourra capter l'excitante lumière, trouvera et disposera des ressorts nécessaires à assurer la pérennité d'un règne, dit végétal, doté du souffle vital.
    Est-elle imparfaite ? Cette alchimie produit un déchet ! De l'oxygène.
    Est-ce pour ne pas se laisser empoisonner par cet excédent corrosif, décapeur d'électrons, qu'elle a dû travailler ses combinaisons pour lui trouver un débouché, pour se pourvoir d'un exutoire ? Toujours est-il que l'oxygène sera la sève d'une ramification, alimentera les nœuds du bourgeon bestial incongrûment baptisé animal.
    Si le bourgeon a pris de l'ampleur, il n'en demeure pas moins ombilicalement dépendant et de la chlorophylle… et des étoiles. L'animal, quelles que soient ses aspirations hégémoniques, est un vassal du végétal, un vassal soumis à la gouverne d'une délicatesse inaliénable. Dit autrement, dans un tropisme quelque peu inhabituel, l'« espace chlorophyllien », enchâssé dans le feuillu et le planctonique, constitue – dans le sens le plus constitutionnel du mot – la racine du vivant. Racine imprescriptible… sine qua non. Transgresser cette ordonnance, par accident ou par bêtise, c'est risquer l'éradication… l'extinction.

    Et puis, parfois, pour ces atomes qui servent dans des corps organiques, arrive la quille. Un contingent se trouve rendu à l'inorganique (5) pour être affecté à une structure décomplexée, mais qui n'est pas pour autant un camp de vacances. Où qu'il soit, l'atome remplit son office avec la même cérémonie. L'atome et tous ses attributs, nucléaires et électroniques, ne font jamais relâche.

Une heureuse nécessité, un fâcheux corollaire

    Nos atomes, ceux qui constituent notre planète et tout ce qu'elle comporte, mais aussi les autres points de rencontre constitués – les pôles d'attraction « vagabonds », « vieux » centres d'accrétion orbitants –, auraient entre dix et dix-sept-milliards d'années (6).
    Nos ausculteurs de noyaux sont également en mesure de nous délivrer un diagnostic rassurant : le gros de ce contingent atomique est stable. Quelle chance ! L'abondance d'atomes stables, pour heureuse qu'elle soit, n'était-elle pas tout simplement une condition indispensable au développement, à la gestation de structures durables ou au moins assurées d'une certaine pérennité ? … une nécessité ?
    Cette question a son corollaire.
    Si les atomes stables sont les plus abondants, c'est donc qu'il existe une proportion minoritaire d'atomes instables. Il s'agit de ces fameux atomes capables de bouffonneries de mauvais goût qui se décomposent sans prévenir dans un processus radiatif, autrement dit les atomes radioactifs.
    Disséminés au cœur de toutes les structures, quel que soit leur statut, organique ou inorganique, des atomes parfaitement intégrés ne laissent rien paraître de leur caractère fantasque, jouent leur rôle comme n'importe quel autre atome apparenté, jusqu'au moment où, kamikazes porteurs d'un mécanisme à retardement, ils se désintègrent dans une gerbe de radiations. Pas tous ensemble, mais de façon aléatoire, disent les observateurs férus de statistiques… en somme, au petit-bonheur-la-chance !
    Dans les structures « vivantes », on est paré contre les coups de ces activistes, et les dégradations occasionnées par la déflagration sont plutôt assez vite réparées, mais, à force, les dommages finissent par laisser des traces, l'usure se fait sentir. Sous les coups répétés de ces artilleurs, la dégradation devient la règle inéluctable.
    Alors, question triviale : y a-t-il une nécessité à la présence d'atomes instables, d'atomes radioactifs ?
    Certes, la question est celle d'un béotien qui allait se prendre les pieds dans le filet de la finalité, mais y a-t-il une réponse connue, une réponse que l'on puisse tenir pour assurée sans qu'elle soit menacée d'être engloutie dans un flot de conjectures ? Savoir si la présence d'atomes radioactifs obéit à une finalité n'est pas la question. La question posée est bien moins dialectique ; elle est de savoir si le fait qu'au moins dix fois par seconde dans mon corps se produit la désintégration d'un atome de tritium (7) – pour ne citer qu'une espèce d'atome radioactif (8) – a, ou non, une répercussion significative sur la vie des cellules ?
    L'objet de la question n'étant pas de créer des angoisses dépourvues de sens avec des propos pseudo apocalyptiques, aussi pour ceux qui auraient des inquiétudes, je vais, sans délai, désamorcer cette « bombe » qui tient plus du pétard mouillé que de l'inquiétante machine infernale.
    Si la radioactivité inquiète, c'est avant tout en raison de l'usage artificiel qui a été fait des propriétés d'instabilité naturelle de certains types d'atomes lourds, l'uranium pour ne pas le nommer. Entendre parler de radioactivité provoque chez certains des frissons, et pourtant, le « mythe infernal » de la radioactivité, pour être réel, n'en est pas moins artificiel, en ce sens qu'il résulte des applications et des implications d'une technologie tirée d'une propriété naturelle. Le mythe véhicule plus la peur des désordres anthropiques qui accompagnent l'amplification technologique que celle du caractère homéopathique de la radioactivité naturelle qui dissipe ses calories plutoniques. Dans sa forme naturelle, nos ancêtres ont côtoyé et vécu avec la radioactivité sans autre dommage que de l'ignorer et… d'en vieillir.

Secret de jouvence ou prophétie de Cassandre

    Plusieurs milliards d'années d'activité jamais interrompue, les atomes paraissent infatigables. Le temps exerce-t-il son emprise sur les atomes « normaux »? Autrement dit, est-ce qu'un atome vieillit ? Horreur, je découvre que oui. Les physiciens nous affirment que même les atomes stables, ceux sur lesquels nous nous « appuyons », ne sont pas éternels. Ils ne leur pronostiquent qu'une demi-vie de 1032 ans (9). Il ne s'agit là que d'une simple projection qui tient de la météorologie sidérale (les physiciens ne sauraient faire des prédictions).
    On a vu ce qu'il en était de l'âge des atomes : entre dix et dix-sept-milliards d'années. De tels chiffres sont fantasmagoriques, et il est malaisé d'en appréhender la réalité. Aussi pour les « visualiser », leur donner un sens, j'ai eu besoin de les ramener à une échelle humaine. Pour ce faire, j'ai considéré qu'au bout de cent ans – un âge respectable dont tout le monde a la mesure – nos atomes ne seraient plus. Avec ce « postulat » et à l'aide d'une bonne vieille règle de trois, j'ai recalculé l'âge « actuel » de nos atomes. Le résultat surprend. Sur cette base d'une espérance de vie d'un siècle, ces atomes annoncés comme « vieillissants » n'ont pas encore vécu l'équivalent d'un embryon de milliardième de seconde (10) !
    Voilà une bonne nouvelle qui rassurera tous les détenteurs d'atomes. En effet, ceux-ci, tout vieillissants qu'ils soient, sont porteurs du secret de l'immortelle jeunesse, car, même en prenant pour vrai leur possible lointaine, très lointaine vieillesse, nos bons atomes terriens risquent fort d'être emportés par des vents ravageurs bien avant la fleur de l'âge. Les astrophysiciens vous expliqueront, avec tout le sérieux requis, comment et pourquoi – le « pourquoi » sera tout relatif – ces chérubins nouveau-nés ne sont pas destinés à devenir de vénérables vieillards, mais à retourner, très jeunes, aux gaz galactiques dont ils sont sortis pour y être dégénérés (expression qui, dans le jargon particulaire de la dynamique stellaire, signifie recyclés en profondeur ).
    Ainsi, nos atomes auront changé de destination avant d'avoir vieilli. Dans moins de cinq-milliards d'années, emportés par la dilatation du Soleil devenu une géante rouge, ils auront réintégré le gaz de cette étoile dont ils se sont échappés voilà quelque cinq-milliards d'années. Sans avoir recours à l'ésotérisme des nombres à rallonge, on peut prendre comme repère que, sauf imprévu, nos atomes, depuis leur sortie du cocon stellaire – privilège que ne connaissent qu'un très petit nombre d'atomes –, ont vécu la moitié de leur froidure planétaire.


(1) Le mot est d'un « lecteur » de Descartes, et non d'un cartésien : Jacques de Bourbon Busset, dans la préface du Discours de la Méthode (Didier, 1971).

(2) (Ce que ne dit pas cette sortie, c'est que, dans son sens premier, despote signifie maître.)

(3) Quelques-unes des règles de ce « jeu des régulations » sont décrites dans les ouvrages de biologie et de biochimie…

(4) Les « zones vertes » sont terrestres – les forêts tropicales en constituent la plus grande part –, mais aussi, et surtout, marines – le phytoplancton (ou plancton végétal) tapisse, plus ou moins densément, la surface des océans, soit plus des sept dixièmes de la surface de la planète.

(5) …biochimie redevient alors chimie, physique… géologie…

(6) C'était la fourchette utilisée par les estimateurs, rédacteurs du canon de l'archéologie atomique, jusqu'à ce que, Hubble, le télescope placé en orbite, ne délivre, depuis qu'il a été appareillé pour remédier à sa myopie (décembre 1993), des arguments imposant une certaine révision des modes de projections chronologiques. Nonobstant cette réserve, pour en savoir plus sur l'âge des atomes, l'origine de leur formation et les raisons de leur diversité, leur abondance et leur répartition dans l'Univers... on peut consulter le classique du genre, Patience dans l'azur [9].

(7) Le tritium est l'isotope radioactif de l'hydrogène (peu virulent, la portée de son « émission » est limitée à son environnement immédiat).
    Les atomes d'hydrogène représentent, en nombre, environ 63% des atomes qui composent les êtres vivants, la plus grande partie se retrouvant dans les molécules d'eau qui constituent près de 80% de la masse d'un organisme. Dans l'eau, la présence naturelle du tritium (3H) ne représente qu'une fraction infime des atomes d'hydrogène (1H) ; le rapport 3H/1H est compris entre 10-18 et 10-17, soit pour cet élément radioactif, moins d'un atome sur cent-millions-de-milliards. (Si on pouvait ramasser la totalité du tritium disséminé à la surface de la Terre, on n'en récolterait guère plus que sept kilogrammes.)

(8) Numériquement beaucoup moins nombreux que les isotopes de l'hydrogène, mais radiativement bien plus actifs, les isotopes du potassium (40K) distribuent la bagatelle de 4000 désintégrations par seconde dans le corps d'un individu moyen. Très répandu, cet isotope est, pour une large part, responsable de la chaleur entretenue dans la croûte terrestre [29].

(9) La demi-vie d'une population d'atomes est le temps au bout duquel cette population s'est naturellement réduite de moitié. Une demi-vie de 1032 ans pour les atomes stables, cela veut dire que dans dix-mille-milliards-de-milliards-de-milliards d'années la moitié de ces atomes devraient avoir disparu. On notera qu'il faut beaucoup plus que deux demi-vies pour que la population soit rendue à une valeur presque nulle. Pourquoi ? Parce que, demi-vie après demi-vie, la décroissance du nombre d'atomes se fait à l'image de la suite : ... 64, 32, 16, 8 ... La demi-vie est une caractéristique statistique qui trouve une application principalement en regard de l'usage des atomes radioactifs (par exemple, le tritium a une demi-vie de 12,26 ans, celle du carbone-14, l'élément qui sert à dater les fossiles, est de 5730 ans).

(10) Pour les amateurs de précision, le calcul conduit à un âge voisin de 0,00000000000001 seconde (10-14)... un ordre de grandeur presque googolien... mais, vous ne connaissez peut-être pas encore Googol !


 ©  éditions autodafé  &   Jean-Michel Pionetti.  Tous droits réservés.  ISBN 2-9805745-0-3

 

editionsautodafe@gmail.com