Auxiliaires génésiques pour une ontologie onirique
Rêves de gloire ou de gloriole, rêves d'amour ou de compassion. Rêves d'avoir ou rêves d'être.
Être ou avoir ? (1) Le choix originel ? À coup sûr un choix essentiel, un choix que l'on retrouve aux sources des plus vieux mythes. Le registre est vaste et tous les rhapsodes en ont usé. Histoires des Origines ou histoires de l'Histoire, combats des dieux ou combats des hommes - dieux et hommes témoignant là d'une profonde synonymie -, on y retrouve toujours l'empreinte de deux héros primordiaux, deux protagonistes, les plus réels qui soient, ni fabuleux, ni surnaturels, simplement « les deux instincts fondamentaux [26] » sans lesquels tout lecteur de psyché se sentirait un brin orphelin. Éros et Thanatos, bien sûr.
Choix d'un mode, choix d'une attitude. Être ou avoir ? C'est la question avec laquelle tout un chacun doit un jour composer, équilibrer son rêve à sa réalité
ou le contraire. Si la liberté existe, c'est dans et par ce choix qu'elle trouve à s'exprimer. Être ou avoir ? Une question qui déborde le cadre existentiel du « To be or not to be » lancé par le prince d'Elseneur après avoir reçu l'appel spectral. Mais Hamlet, ingénu trop subordonné, découvrant les implications de la liberté, se trouvera assez mal pris pour dépister la voie qui lui aurait permis de se transcender en héros.
La vérité des gazelles
« Les lois de la nature sont amorales. » Faisant écho à cet aphorisme de Guyau (2), « La nature est efficace et intelligente, mais l'éthique n'est pas son fort
», s'étonne l'auteur de Malicorne [17], trouvant amoraux certains comportements animaux au vu desquels «
pour assurer la survie de l'espèce, toutes les stratégies sont permises : mensonges, coup bas et fausses représentations ». C'est le bourdon qui, leurré par une orchidée à l'apparence de sa femelle, transmet à la fleur le pollen fécondant ; c'est la mouche qui va condamner ses œufs à périr, pour avoir été abusée par une fleur à l'odeur et à la texture de viande en putréfaction ; c'est, encore, le coucou qui, incapable d'assumer lui-même le devenir de ses œufs, les pond dans le nid d'un oiseau d'une autre espèce après avoir, sans gêne aucune, subtilisé et ingurgité les œufs de l'hôte spolié. Moins radical, mais tout aussi peu pouponnier, le couple de rosières, simples pourvoyeurs de gènes - géniteurs -, élude toute parentitude en déchargeant, l'un et l'autre, leurs gamètes dans la branchie d'une mulette (3). La fécondation et le développement des futurs alevins se réaliseront au sein de cette accueillante couveuse nourricière.
Les modes de perpétuation, pour propices qu'ils soient à exhiber toute une palette d'agissements particuliers, ne sont pas les seuls à révéler des conduites typées. Le pompon en matière de mœurs « indélicates » pourrait être myrméconesque et revenir aux fourmis rouges de Scandinavie. Cette espèce pratique la razzia au détriment de leurs voisines fourmis noires, avec une perversité qui en dit long sur le moulage des instincts. Lorsqu'elles ont jeté leur dévolu sur une colonie de noires, les rouges, pour circonvenir la place, vont jouer d'un stratagème olfactif. La manœuvre consiste à éloigner les soldats qui protègent les abords de la fourmilière noire. Pour cela, les éclaireurs des rouges vont déclencher un branle-bas de combat en répandant le code d'alarme des noires qu'ils ont intercepté et reproduit : une phéromone spécifique que les défenseurs de la fourmilière investie reconnaissent comme le signal d'une menace à repousser d'urgence. Trompés par l'acuité du subterfuge, les soldats noirs se ruent hors de la colonie et se mettent en chasse d'un danger introuvable pendant que les assaillants s'emparent sans coup férir du couvain convoité à la barbe des ouvrières impuissantes. L'enlèvement de quelques milliers d'œufs - la déportation d'embryons - n'a qu'un but : fournir des esclaves à la colonie rouge. À peine écloses, les jeunes fourmis noires, déracinées, loin de leur reine et de leurs congénères, privées de leurs références ethniques, seront dûment asservies et mises au service des rouges sans aucune possibilité de rébellion. Dans chacun de ces exemples, à chaque fois, chacun n'a agi que conformément à l'essence de sa nature, à un instinct profondément inhérent, un instinct atavique
préontologique. À aucun il n'a été donné la possibilité d'un choix autre que celui d'un primitif - venu le premier - mode être. Être selon sa nature
la nature de ses instincts. « Tous les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre » vivent par nature selon le seul mode être. Si les carnassiers assument naturellement leur fonction de prédateur-régulateur, être, dans le mode primitif, se conjugue sans carnage. « Peu importent les chacals, si la vérité des gazelles est de goûter la peur qui les contraint seule à se surpasser, et tire d'elles les plus hautes voltiges ! Qu'importe le lion si la vérité des gazelles est d'être ouvertes d'un coup de griffes dans le soleil [27]. »
Mais, que l'on ne s'y trompe pas, être est un mode insensible aux variations du tempo manichéen. Car, en fait, toujours sur ce même mode universel, on pourrait tout aussi facilement multiplier les exemples d'associations d'un genre plus courtois, oblatif même, voire très à tu et à toi.
Les mœurs de la perpétuation passent parfois par des voies d'abnégation pour le moins radicales. Bien connue est celle de l'amant de la religieuse qui y perd la tête. Dans le style pélican, mais sans l'illusion, il y a celle de l'araignée coelotes qui, après s'être dévouée aux soins de sa progéniture, trépasse au seuil de l'hiver et prolonge sa vocation nourricière en laissant à ses morfalous affamés le soin de recycler son cadavre vitaminé. Dans ce même registre bonne-chance-les-petits, on trouve aussi celles des saumons et des calmars qui achèvent leur existence en livrant au bercement des courants leurs espérances parentales.
Dans le genre attachement indéfectible, le partenariat à vie des grands albatros des mers du Sud ou l'endurance alternée des manchots empereurs de l'Antarctique ont leur petit côté attendrissant et énamouré en diable. Dans la façon symbiose - la stratégie la plus efficace pour traverser des conditions adverses -, les lichens, peut-être les plus anciens végétaux encore vivants de la planète, sont un modèle du genre. Le secret d'une telle longévité qui s'est jouée du froid et de la sécheresse tient dans une compétence conjuguée, résultat des échanges entre une algue et un champignon. Dans le style mutualité, au rayon des services rendus avec bénéfices partagés, on raconte, parfois avec un air dégoûté, l'histoire du pique-bœuf qui fait ses choux gras des tiques qui infestent l'épiderme de grands quadrupèdes mal emmanchés du côté pince à épiler, ou encore celle du labre servant qui ne fait pas la fine bouche lorsqu'il débarrasse la gueule du mérou de ses poux et autres hôtes indésirables.
On pourrait dérouler l'infini du panorama des mœurs pratiquées depuis les temps fossiles jusqu'à ce jour, mettre la jeune éthologie à la question, on ne trouverait toujours que la conjugaison du mode être au temps primitif avec, en toile de fond, toutes les déclinaisons de l'instinct premier : l'instinct de perpétuation, celui qui a toujours primé tous les autres, contrôlé toutes les éthiques. C'est par son véhicule que le réseau se densifie, que se resserrent les associations par le jeu des interdépendances. Cet instinct ancestral, c'est le germe du cristal. Irréductible, aujourd'hui, on le subsumera dans le cœur d'une fractale.
Opus homini
Sur l'instinct, pur mais brut, sont venus se mouler des arrangements plus déliés, l'intuition et l'imagination d'abord, l'intellect ensuite. Dans cette composition, la conjugaison du primitif mode être va développer des accords plus libéraux et débrider quelques degrés de liberté. Le mode va alors s'enrichir d'accents cognitifs.
Avant, trop collé à l'instinct, rien ne pouvait distinguer l'homo de l'animal ; ce déjà anthropien n'était pas encore humain
disons qu'il n'avait pas encore reçu l'« alternative » et n'avait guère d'autre souci que celui du ventre. Mais, le modus vivendi opérant, le temps, poursuivant la tendance du lignage, n'allait pas manquer de moduler des stratégies toujours plus coopératives. Doté de ces nouveautés, paraît un faiseur. Un faiseur de pain, faiseur de vin
Au menu de l'ingénu, la convivialité pouvait être la norme. L'humain, qui n'était plus une bête, pouvait être sans avoir à assouvir l'animalité de ses instincts
Au lieu de les sublimer, sa voracité va les exacerber. Pour être, il n'avait pas à verser le sang sans motif valable
La soif de l'avoir va lui en procurer à foison et de toutes sortes. Le plus innocent, mais pas le moins efficace, sera celui du premier commandement. Le nom de Dieu s'est révélé être un alibi en or. La TaNak (4) en atteste
L'Histoire aussi. Histoire du faiseur d'histoires, de tours qui montent aux cieux, de dieux qui en descendent.
Dieu a été « conçu de l'esprit » est ce que l'on pourrait appeler une « vérité première », une vérité sans maquillage. Mais il est des vérités si banales que, pour leur donner une aura d'autorité, il faut les déguiser et en faire tout un mystère. Primitivement, la conception du divin est née du peu d'enthousiasme de l'humain à assumer les réalités d'une contingence nouvelle, celle d'avoir à choisir librement, c'est-à-dire en dehors de la pression de ses pulsions animales, les termes de son devenir. Pouvoir ou vouloir, être ou avoir. L'ingénu récalcitrant en se créant un ou des dieux législateurs détourne l'option libertaire, option qui est judicieusement remisée dans des règles et une éthique qui, sous peine de péché, ne devront pas être transgressées. Nul ne doit goûter aux fruits de la connaissance. Si péché eut jamais un sens, alors il fut bien originel : créer Dieu et lui refiler le bébé de la liberté.
Aussi, ayant, par convenance, gommé de sa mémoire qu'il l'avait lui-même conçu, l'homme lige se targue de Dieu, affiche une allégeance propitiatoire. L'Homme est le grand dessein de Dieu résume l'autoproclamation qui établit l'homme, « créé à l'image de Dieu », maître de l'Univers. C'est sur ce seul « titre » qu'il appuie sa primauté sur les autres espèces et la légitimité de ses prétentions hégémoniques. Le mode sublimitif envoyé au rancart, le besoin de faire valider un label de prééminence s'est conjugué sur un mode de substitution, le mode avoir. Ce mode a fait des adeptes au-delà de toutes espérances. Il est quasiment devenu patrimonial, dénominateur commun qui unit toutes les ethnies. Au cœur du billet vert, ostensoir de l'avoir, une flamme rappelle : « In God we trust. » (En Dieu, nous plaçons notre confiance.)
« L'homme n'agit point par la raison qui fait son être », pensait l'hôte de Port-Royal (5) laissant entendre par là que l'homme serait sorti de l'animalité par la grâce du principe divin descendue l'habiter. Cette assertion du mathématicien défroqué, en restant dans la négative, omet de nommer le principe qui fait agir l'homme, celui par lequel il donne acte de sa liberté
liberté devenue grâce expédiente
Car l'homme trouve plus de goût à agir par la raison qui fait son avoir serait la prémisse passée sous silence. Avoir ou être, ce sont les options de la liberté par tous réclamée à cor et à cri. Encore faudrait-il dire que cette liberté-là existe au lieu de la travestir dans un anathème dérélictueux. Avant cette mystico-mythique malédiction - l'expulsion du Paradis terrestre-, au temps de l'idyllique mode être de l'Éden, un élément, plus distinctif que déterminant, faisait défaut : la possibilité de choix. Temps béni de l'éthique animale, des nécessités propres à la survie, des tueries légitimes, du non-choix, de la non-responsabilité, de la norme sauvage. Voilà ce que l'on trouvera derrière ce mythe du paradis perdu savamment entretenu dans des doctrines incapables de présenter à l'homme son véritable statut.
Du côté de l'Éden
Conçus à l'image de l'homme, le dieu ou les dieux - le sectarisme serait mesquin - ont été affublés de perceptions conformes à celles des concepteurs. Ils doivent faire valoir une toute-puissance sans défaillance, et être les dignes interprètes de l'esprit qui les anime
La volonté des dieux est la volonté des hommes. Quelques hérauts sont là pour le leur rappeler et, au besoin, transmettre aux dieux de paille, législateurs de pacotille, faire-valoir à tout faire, les adaptations du scénario anthropothéomorphique. Pour le cas, bien improbable, où un litige surviendrait, tout a été prévu
c'est la clause conservatoire qui s'applique : « Dieu propose, l'homme dispose. »
Autrement plus mythiques que nos deux protagonistes au cœur d'instinct, Dieu et Diable sont les instruments d'un prétexte intrinsèquement anthropien. Compositions par procuration, Dieu ou Diable se jouent au naturel. Depuis toujours.
Dieu pour l'un, Diable pour l'autre. Dans la récente guerre d'intérêts, dite « Guerre du Golfe », sur la scène du « jardin originel », qui donc tenait le rôle du Grand Satan ? Qui jouait Dieu ? Ces questions à la croque-mitaine demeurent d'une grande inanité. Ainsi posées, elles génèrent un débat manichéen des plus inutiles qui soient. La seule question, qui en l'occurrence vaille une interrogation, s'énonce : sur quel mode, être ou avoir, chacun des protagonistes - et ils n'étaient pas que deux - a-t-il fait le choix de son engagement belliciste ? En fait, l'intérêt d'une telle question conjuguée au passé est assez limité, car, après la guerre, la question n'a plus qu'un rôle didactique
pour l'avenir. Un avenir qui fut aussi hier. Aussi la question ne deviendra vraiment pertinente que lorsqu'elle sera formulée au présent
avant la réponse. Mais ça, ce n'est pas pour demain.
Loup y es-tu ?
Le mythe, ça fait recette. La lecture des mythes, ça entretient le consensus. L'interprétation des mythes, ça provoque les schismes, ça disperse l'orthodoxie et redistribue les parts du marché. Lancez un mythe
vous êtes en business, à vous dividendes et royalties.
Et dans la spécialité, il est indéniable que le mythe divin, assaisonné d'un gluant jargon eschatologique, a fait recette au-delà des espérances, et plus encore au propre qu'au figuré
On ne tue pas la poule aux œufs d'or, on en fait l'élevage
Élevage bien confiné, en batterie, gavé d'une moulée concoctée avec soin. Efficacité garantie. C'est plus tranquille qu'en plein air, et surtout plus rentable. Et puis cela évite d'avoir à répondre à des questions embarrassantes.
Les bienfaits du soleil ? Quel soleil ? Le statut de l'homme ? Pour quoi faire ? Qu'en ferait-il ?
Qu'il vienne à découvrir - poule ou mouton - que la liberté est un choix individuel dont il peut user sans avoir de compte à rendre à Dieu ou à Diable, et c'en est fini de ce beau montage à l'angélisme anesthésiant.
A-t-on déjà vu une révolte dans un poulailler ou dans une bergerie ? De temps en temps, l'éleveur, « distrait », laisse entrer le renard dans le poulailler, et l'effroi des volatiles est tel qu'ils caquètent des prières pour être préservés de ce fléau carnassier. Bénie soit la vigilance du gentil gardien qui veille sur nos ébats de basse-cour ! Le berger avisé va entretenir dans sa bergerie la peur du loup
alors que la pauvre bête a été exterminée depuis longtemps - il faut bien faire vivre les mythes ! Et puis, un bon pasteur ne va pas expliquer à ses ouailles qu'après les avoir tondus, il les destine à l'abattoir.
Trouble eschatologique
Troublé, il s'était penché sur la question et avait étudié les Écritures. C'est par cette voie que se révélait le Dieu de ses pères. Plutôt agacé, il s'était décidé à voyager pour aller étudier là où la mesure se comptait plus à l'aune de la raison qu'à celle des prophètes. Un temps à Alexandrie, l'Égyptienne, puis, via une alors longue et peut-être périlleuse traversée de la vaste mer, un temps à Smyrne, treizième cité de la « dodécapole » ionienne où circulaient dans un syncrétisme libéral bien des courants de pensée. Ceux venus de l'Ouest, marques du passé hellène encore récent, ceux venus de l'Est, empreintes de la conquête et de la domination perse, mais aussi des courants qui avaient conservé des origines locales, celles de la pensée ionienne. C'est là qu'il avait pu côtoyer quelques philosophes épigones du premier des Sages qui s'évertuaient encore à professer la curiosité séculière des Milésiens, à démonter l'irrationnel endémique. Un temps aussi à Antioche et à Alep où, avant le retour chez les siens en Galilée, il avait pu se pratiquer à la dialectique. Chargé d'un savoir éclectique, aux yeux de ses coreligionnaires aussi impie qu'impertinent, il passera pour subversif. Pensez ! Il aurait dit un truc du genre : « Le royaume de Dieu est en vous. » Qui pouvait comprendre ? Sûrement pas les sourds qui n'ont rien trouvé de mieux que de s'emparer du discours pour s'instituer porte-parole ! Olibrius avant l'heure, il paraît qu'il aurait dit aussi : « Le souci du monde, la séduction de la richesse et les autres convoitises étouffent la Parole qui ne peut faire de fruits. » L'a-t-il dit ? Alors ils n'étaient pas que sourds !
Il fut le dernier des Ioniens
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