Ostinato… homo: credo - Jeux d'artifices
Jean-Michel Pionetti
éditions autodafé
ISBN 2-9805745-0-3

 

Trame de falbala

    … La terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre. Tout ce qui existe nous unit les uns aux autres comme le sang qui coule dans nos veines. L'homme n'a pas confectionné le tissu de l'existence. Il en est simplement l'un des fils. Ce qu'il fait au tissu il le fait à lui-même.

Chef Seattle, au président Millard Fillmore (1852).

  Lacis et entrelacs

    Il y a de cela bien longtemps, sur les berges du Gange, des « sages » avaient parlé d'un réseau et des interactions qui se développaient en son sein. Ce réseau, ils l'avaient appelé Yoga.
    Nous découvrons, par nécessité, les vertus du recyclage… nous ne les avons pas inventées. Le recyclage est une fonction de base qui s'est perpétuée à travers toutes les phases du tissage du réseau. Tous les éléments du tissu local - la Terre - ont toujours eu le bon ton de se plier à ce réquisit universel.
    Nos grandes forêts, au premier rang desquelles les tropicales - grandes pourrait se trouver bientôt être un qualificatif surfait -, et les espaces océaniques ont une organisation de type « compost », à savoir celui d'un réseau régénérateur et redistributeur de matière, plus exactement de molécules, certaines organiques - déjà « organisées » -, d'autres inorganiques. Tributaire par constitution du végétal, l'animal, à ce titre, participe et contribue aux flux des échanges, des recompositions, des redistributions.
    Voilà un système - écosystème sonnerait plus dans le vent - qui ne laisse rien perdre, qui use de tout, qui s'enrichit d'un rien, un système qui ne laisse rien au hasard - hasard dont il ignore jusqu'à l'existence -, un système dont le chaos est une réserve d'organisation. (C'est sous-estimer l'essence du vivant que de voir un fonctionnement aléatoire, une expression du hasard, là où s'exprime une fonction « imprévisible », c'est-à-dire une fonction que l'on ne sait pas prévoir.)
    Et ce système est grand ouvert. La science, plus suffisante que satisfaite, dans un illusoire discernement anthropien, le qualifie d'un condescendant dynamique pour ne pas avoir à dire animé, doué de vie. Apatride pour être global, il n'a que faire des frontières, et sa plénitude se trouve menacée si d'aventure un cloisonnement vient entraver et dérégler la circulation de ses fluides vitaux, contrarier sa destination à tisser plus serrées les mailles du réseau, perturber les interdépendances et les interactions qui en font un être… Peut-être pas un être aux normes affectées et réservées de l'anthropie, mais, plus banalement, un être en vertu de l'éthique de l'ontologie universelle. Car cette perception en lacis truffé de jonctions multipolaires, si elle supporte bien l'image de ce que nous appelons communément le vivant, se trouve naturellement pouvoir accorder bien des facultés d'un autre plexus : l'Univers soi-même.
    L'Univers, un réseau ? Organisation, interdépendances, interactions, tout y est et bien plus. Et pour cause ! … Mais derrière ce déictique - réseau -, on ne trouvera aucune déité embusquée, tout au plus une règle d'or. Aussi, pour ma part, je ne serai pas chiche… À ce lacis-là, je donne plus que du crédit, et cela d'autant plus facilement qu'en tant que mangeur de pain gorgé de soleil, je demeure son débiteur.

Oncogenèse

    Qu'une erreur de transcription vienne à dérégler le processus de réplication à l'intérieur d'un organisme vivant, que l'anarchie s'installe dans un tissu, voilà que l'on parlera de cancer. En fait, il ne s'agit à l'origine que d'un petit groupe de cellules, voire d'une seule, qui, fortes de leurs aptitudes oncogènes, se développent au mépris de l'eurythmie générale en en détournant la logistique, en déréglant les rapports d'un équilibre organique aux tropismes délicats.
    Une cellule cancéreuse est loin d'être une cellule malade - une cellule malade dégénère, la cancéreuse prolifère -, elle est d'abord une entité asociale qui refuse les règles du jeu de la communication et des échanges, et qui, dans ce rôle, se porte très bien. Mais, par ce comportement anarchique, elle dérange, elle perturbe, elle rend malades les autres, celles qui ne partagent pas le même appétit hégémonique. Obnubilée par sa faim-calle, la cellule cancéreuse met en pièces l'organisation qui l'héberge, et partant se condamne à tout perdre… elle-même incluse. Comme irresponsable, la cellule cancéreuse a détourné le sens vital.
    S'agissant de l'humain, qu'il se trouve aux prises avec une telle déviance, tout sera mis en œuvre pour réduire et anéantir la source de perturbation… la vie en dépend.
    S'agissant de Cybèle, que l'une de ses productions, par suite d'une mutation plutôt libérale, vienne à menacer son eurythmie, on s'étonnera, pour avoir le sens de la biocénose passablement émoussé (ou peu développé ?), que la lignée perturbatrice se retrouve en butte aux virulosités des sentinelles. Le secret de la thériaque, c'est le bon sens… le sens vital, le sens ombilical.

Calligraphie

    Authentique avancée d'un passé récent, la promotion de l'écriture a marqué une étape déterminante dans l'histoire des civilisations. Une ère graphique prolongeait une longue période de communication sensuelle qui avait vu l'avènement de l'oral. Quand le parler s'est retrouvé limité pour diffuser les apports du savoir, l'instinct patrimonial, stimulé par le besoin d'échanger et de transmettre, a sécrété l'écriture, première-née d'une lignée féconde qui, pressée par l'inflation des connaissances, donnera naissance à l'imprimerie, à l'audiovisuel, à l'informatique, à la télématique…
    Outil banalisé depuis que son usage, passant de main en main, s'est répandu de tablette en rouleau, de papyrus en parchemin, l'écriture, suivant la loi commune, a eu sa préhistoire, avec ses lenteurs et ses encombrements mégalithiques… Figé dans de statiques obélisques, dans le marbre parangon de bas-reliefs épars ou dans les Tables de la Loi, libéré, mais encore circonscrit, dans les manuscrits des copistes, l'esprit de l'écrit se dissémine avec le livre imprimé.
    L'informatique, benjamine de ce lignage de scribes, est aussi passée par des débuts patauds. Les premiers gros calculateurs, véritables dinosaures de l'électronique, emberlificotés dans des circuits kilométriques encore loin d'être imprimés, régnaient il y a moins d'une génération dans des cercles d'initiés… des cercles, alors, aux yeux des profanes mystifiés, ni plus ni moins que cabalistiques. La puce, plus subtile, a eu raison de ces communicateurs laborieux et a essaimé à tout vent la quintessence logicielle de leurs méninges binaires.
    Par la plume et le pinceau, le calligraphe attifait d'enluminures les idées qu'il couchait sur de tendres vélins. C'est par l'entremise d'une souris et d'un faisceau d'électrons que tout un chacun peut barbouiller son écran cathodique et l'insérer dans la trame électronique du convivial et cosmopolite fourretout informatique.
    L'évolution de la communication, la genèse de ses vecteurs relationnels, de l'écriture à la télématique et au-delà, trouve ses ressorts dans une dynamique essentiellement calquée sur celle de la démographie. Synchronicité des processus : l'acquisition de plus de savoir n'est pas indépendante de l'accroissement du pool des gènes que la reproduction entretient, gonfle et brasse dans une progression qui longtemps s'est évertuée à déjouer la malice des miasmes, qui aujourd'hui s'emballe… Compression du réseau dont les mailles se resserrent, réduction du temps et des liaisons qui en espacent les nœuds.

Yogalogie

    Rompre des liaisons dans le réseau, c'est l'affaiblir, le rendre plus lâche, plus vide, moins coopératif, moins vivant, moins récepteur. Rompre des liaisons, c'est aussi rallonger le temps. C'est dans une rupture que l'on retrouve la trace diffuse de ce qui fut un spasme déchirant qui éructa l'espace et le temps. Pulvérisation de la complicité, éclatement de la symbiose, dispersion de l'harmonie. Cette Mort-là, celle qui fut cause de tout ce tremblement, s'évertue à prolonger sa poussée dispersive activée par des flots chargés d'antagonismes.
    Ceux qui ont creusé la question - sans en avoir trouvé le fond - disent que cela dure depuis un bon douze, voire quinze-milliards d'années. Un bail ! mais pas l'éternité… (Au reste, l'éternité n'a rien à voir avec le temps, si ce n'est que l'un exclut l'autre. L'éternité, c'était avant… ce pourra être après, en aucune manière pendant.) Quant à savoir combien de temps cela pourrait encore durer, nos mêmes puisatiers supputent en comptant des neutrinos sur les chances d'une expansion sans fin contre celles d'une rétrogression qui inverserait la flèche du temps. La première alternative veut croire en l'immortalité de l'Univers : c'est parier sur le triomphe de la Mort; la seconde suppute l'éventualité d'un rembobinement du temps : c'est une histoire du même acabit que celle qui voudrait faire croire qu'aux antipodes les gens marchent sur les mains… Sans passer pour subversif, on peut au moins en rire.
    L'espace d'un réseau, c'est d'abord du vide; un réseau, c'est la maille qui en est l'élément structurel… Les pêcheurs le savent bien. L'image vaut du micro au méga.
    Quant au temps, ce n'est pas dans la scansion des secondes d'un chronomètre qu'il trouve ses dimensions. Cette unité-là n'a de sens que dans les limites d'une maille qui habille un coin du réseau. De maille en maille, l'unité de temps varie au gré de l'intervalle de communication qui sépare deux nœuds. Là où la trame est lâche, l'unité de temps est plus étirée que là où il n'y a que des interstices. Dans un réseau compact, l'unité de temps sera très « courte » (1).
    On aura compris que dans un réseau où toutes les mailles sont fusionnées, l'espace n'a plus sa place, et que la communication internodale, alors, pour être instantanée, a effacé le temps. Cet état aux dimensions incommensurables, car sans objet, était la norme au temps d'avant, au temps de l'ineffable complicité… avant que la Mort, jouissant de s'immiscer dans un accroc ridicule, ne donne naissance à cette paire d'escogriffes coordonnés qui, depuis, hantent la condition humaine. Cette obsession des dimensions poussa la gent cognitive à la mesure, donc à la science… Ce fut d'abord, pour un temps - le temps des mages -, le Zodiaque qui, par un lien sidéral, autorisait la solution du temps dans un almanach étoilé. Mais avec le temps, cette science de l'agenda agraire - littéralement : des choses à faire - allait s'effacer au profit d'affaires mercantiles et de martiales démesures.
    La densification du réseau, la prolifération de ses voies de communication, apparaît comme le principe vital, celui qui, par la multiplication des synapses, n'a de cesse de gommer les hiatus et de combler les vides pour renverser l'emprise du temps et de l'espace qui font obstacle au rétablissement de la plénitude originelle, plénitude d'une communication intemporelle. Le temps effacé, l'Éternité reprend ses droits, retrouve son lit.

Accroc

    Quand il étend ses systèmes de communication pour raccourcir les distances, donc pour subtiliser l'espace, l'homme trouve d'instinct la résonance avec cette prise de conscience primitive devenue, extemporanément, la règle d'or : « Resserrez, tous azimuts, les mailles du réseau. »
    Un pas en avant.
    Quand ce même champion de la communicatique, devenue dans l'espace d'un instant la télématique, use de sa technique pour asservir ses engins de destruction, il communie, impénitent, avec la force dislocatrice.
    Deux pas en arrière.
    Toute l'eschatologie, divinisée ou scientifiée, tient dans cette cadence. Comme au bal de la Providence, on ne jure que par le tempo manichéen, un tempo criant d'anthropie, et, comme de la communication, la croyance n'en connaît que l'espace virtuel, homo credens, en dépit de l'instinct vital, s'est toujours complu dans un pas mortifère… Ce goût-là est en vogue depuis pas mal de temps; il pourrait finir par lasser. C'est le propre des goûts que de changer.
    Attraction et répulsion… les universaux. La dynamique du temps et de l'espace, depuis qu'ils arpentent le décor, se nourrit de ces deux forces… les seules qui vaillent, car elles englobent toutes les autres. Attraction et répulsion se conjuguent à qui mieux mieux… du cœur de l'atome aux amas de galaxies.
    Donc, rapprocher ou séparer. Tout y concourt, l'adhésion ne souffre pas d'exceptions; inconséquent ou triomphant, l'humain participe sans réserve… comme tout le reste, avatar d'ici ou d'ailleurs. Pas un geste, pas un mot, pas un souffle, pas une vibration, pas une loi qui ne soient, peu ou prou, empreints de l'une de ces deux forces… qui, pour universelles qu'elles soient, n'ont rien de succédanés pour démiurges subtils.
    Dans ce coin du réseau - sur cette planète -, où l'on sacrifie si volontiers aux dieux sur les autels du sectarisme et du dogmatisme, où le spectre de la déréliction trouve si facilement matière à s'incarner, la Mort, qui s'y est fait pas mal de fieffés alliés, n'a pas trop à s'évertuer pour activer les antagonismes. Les jeux ne sont pas faits pour autant, il y a des foyers de résistance où l'on cultive le rapprochement…

 


(1) L'électrophysiologie fournit, avec le crédit que l'on peut accorder à la science - celui de la mesure -, une illustration presque tangible de cette notion. Il s'agit du rêve. Par quelques artifices techniques, on peut accéder à la mesure du temps pendant lequel un sujet s'est trouvé « plongé » dans un rêve. Ce temps est généralement très court et se mesure en poignées de secondes, alors que, lors de son réveil, le sujet pourra faire état d'un souvenir du vécu onirique infiniment plus long.
    Deux perceptions d'une même « réalité », car deux échelles, deux références de temps différentes. Pendant le sommeil, « déconnecté » du monde extérieur, pouvant court-circuiter le va-et-vient qu'il entretient avec le référentiel extérieur lors des périodes de veille, le réseau de neurones peut composer au travers d'un registre synaptique plus « compact ».


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