Ostinato… homo: credo - Jeux d'artifices
Jean-Michel Pionetti
éditions autodafé
ISBN 2-9805745-0-3

 

Un vol de goélands
 

Pour faire servir la nature aux besoins de l'homme,
il faut obéir à ses lois.

Francis Bacon

L'instinct des lois

    Chaque jour, je faisais un bout de chemin le long du quai de la Pointe courte croisant, bien calés sur leurs bers, deux ou trois bateaux, objet de soins attentifs. Futurs voiliers qui n'avaient encore jamais vu la mer ou vétérans qui allaient reprendre du service, comme cette vieille tartane qui se faisait refaire une jeunesse par des amoureux de vieux gréements. Lentement, jour après jour, couche après couche, une carène se peaufinait, alors que derrière sa membrure s'opérait une lente et méticuleuse métamorphose. Des pièces de bois, souvent des essences tropicales (1) très recherchées pour leur endurance aux rigueurs marines, y entraient brutes, sales, des bouts de bois qui allaient partir dans une décharge ou finir dans un brasero, et ces rebuts, ouvrés avec minutie, métamorphosés en autant d'œuvres d'art, devenus éléments à part entière du bateau, en façonnaient le corps de l'âme. Et puis, dans chaque ventre, finissait par arriver le terme de la gestation. À l'approche d'une mise à l'eau, on ressentait dans cette petite communauté d'artistes une fébrilité particulière : la famille allait s'agrandir et fêter les premiers clapots du petit dernier.
    Et au-dessus du canal qui relie la mer à l'étang de Thau, dans le fougueux Mistral venant du nord ou dans le zéphyr d'une brise de mer, le vol des goélands, ces superbes voiliers aux ailes argentées. Face au vent, les ailes à peine bombées, pêcheurs embusqués, ils pouvaient rester immobiles, comme suspendus sans effort.
    Un soir, sur le pont d'Ostinato, j'ai dû sortir une platitude du genre : « Ils ont une maîtrise totale de la science du vol. » L'inexactitude de cette formule associant la science et l'oiseau, révélatrice d'une vision quelque peu anthropocentrée, a déclenché l'engrenage des commentaires. Comme si un oiseau se souciait de science ! L'oiseau vole d'instinct sans s'interroger sur les subtilités de l'aérodynamique. La science du vol n'est pas l'instinct du vol… Là, nous avons dû concéder une exception pour Jonathan (2).
    Cet instinct du vol est absent chez l'humain, ce qui n'est pas foncièrement anormal compte tenu de sa constitution. Que pourrait-il faire d'un instinct inutilisable ? Toutefois, dans son « état de pesanteur », il ressent devant cette inaptitude fonctionnelle comme une frustration archaïque, car les airs sont occupés par des « volants ». Et l'homme, cela doit être inscrit dans sa nature profonde – certains diront que c'est sa mission –, est habité par le besoin d'étendre sa suprématie à tous les milieux. « Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la Terre » (3) résonne encore comme un mot d'ordre forgé à la mesure du manque.
    Et un manque est fait pour être comblé. Aussi l'homme a toujours aspiré à s'affranchir de sa condition de « rampant ». L'affaire n'était qu'une question de temps, et le temps ne manquait pas. La création prend racine dans le rêve, et les rêves sont peuplés de nos muses, sources primitives d'inspiration. Vieux rêve de ce manque qui souffla l'histoire de l'architecte Dédale qui, pour arriver à s'évader avec son fils Icare du Labyrinthe dont il avait tracé les plans, confectionna des ailes qui furent fixées sur le dos des deux captifs avec de la cire. La légende dit que le vol de Dédale l'a conduit de Cnossos, en Crète, jusqu'aux côtes de Sicile. Un long périple de plus de huit-cents kilomètres ! On se souvient qu'Icare, trop volage, a été moins chanceux.
    De l'observation au rêve, du rêve à l'observation : une boucle dont on sort par le transit observation-imitation. C'est le processus d'apprentissage, un processus qui n'est pas l'apanage de l'humain; les éthologues qui étudient le comportement animal le connaissent bien. En ce qui concerne le vol, l'imitation a conduit à de multiples tentatives dont beaucoup laissèrent plus de traces sur leurs auteurs que dans l'histoire de l'affranchissement du sol. Manifestement, il manquait à l'homme l'instinct ad hoc… mais d'obstination il n'était pas dépourvu. Aussi, d'audace en bizarrerie, il cherche à comprendre. Avec le temps, l'étude des formes s'est faite plus précise, l'aérodynamique devenant une science en adoptait le langage : celui des mathématiques. Par cet artifice, elle établissait des liens entre les différents éléments du problème (masse, forme, vitesse), liens qu'elle formalisait dans des lois qui devaient être respectées sous peine d'échec. Les succès acquis dans la conquête des airs traduisent une bonne compréhension de la mécanique sustentatoire et une soumission réussie aux lois issues de cette compréhension, la pratique ayant, parfois avec anticipation, validé la théorie.
    Le sens de la loi se trouvait prendre là un visage insolite. Par un jeu subtil de connexions établies avec un domaine qui n'est pas le sien, l'homme traduit en lois les enseignements de ses expériences, se dotant ainsi d'une fonction dont il ne disposait pas dans son patrimoine. La loi est ici perçue comme un lien destiné à pallier l'absence d'instinct. Pallier, c'est remédier d'une façon incomplète ou provisoire. Voilà une interprétation de la loi qu'il était tentant de pousser un peu plus avant pour prendre la mesure des déformations de l'écho en retour. Le genre d'exercice ludique que nous affectionnions, car il autorise tous les dérapages, et les non-contrôlés ont souvent été cause de pirouettes impromptues.

Comme sur une bicyclette…

    Le premier soutien n'a pas été long à entrer en scène. Le père Vincent rentrait chez lui sur sa légendaire bicyclette, rutilante comme un sou neuf.
    – Tu vois le papet Vincent, lorsqu'il pédale, il ne se soucie pas de savoir s'il respecte les lois de la gravitation universelle ou du mouvement linéaire uniformément accéléré ou décéléré, et pourtant son équilibre est parfait. Et je gage qu'il n'a pas mis plus de temps à apprendre à faire du vélo que l'oisillon qui hésite à quitter son nid. Il fait du vélo d'instinct, sans y penser.
    – Voilà un élément qui, a contrario, vient apporter de l'eau à notre moulin à lois. A contrario, car l'exemple de Vincent sur son vélo montre que, lorsque l'instinct est présent, il n'est besoin de connaître aucune loi. Qui se pose la question de savoir pourquoi il tient en équilibre lorsqu'il pédale sur un vélo ? Un tel aplomb dynamique, lorsque l'instinct d'équilibre est sollicité, trouve vite ses marques. L'apprentissage, au moins sur deux roues, est généralement assez court.
    – Peut-être, mais à y regarder de plus près, faire du vélo tient quasiment de l'irrationnel, pour ne pas dire de la magie, car ce processus aux apparences si simples demeure un mystère pour les physiciens. Ils pourront mettre dans des équations très élaborées une foule de paramètres : le poids et l'âge du cycliste, l'accélération, la vitesse de l'engin, celle du vent, que sais-je encore ? la résistance de l'air ou la quantité d'énergie consommée par ses mollets… mais sur ce qui le fait tenir en équilibre, équilibre sans lequel tout le reste ne serait que verbiage… rien ! On ne sait pas mettre le facteur instinct d'équilibre en équation, la Science ne sait pas dire pourquoi on peut faire du vélo, et, si elle devait se prononcer, il est possible qu'elle nous opposerait un docte « dans l'état actuel des connaissances, circuler sur un engin à une ou deux roues est impossible ». Pour ce genre d'équilibre instable, plus instinctif qu'intelligible, la Science en est encore à la draisienne !
    – Et pourtant ils roulent. L'important est là, tant que tu roules tout va bien, en mouvement tu ne tombes pas. Le mouvement est, per se, facteur d'équilibre.
    – Alors, tu ne me feras pas croire que la Science va rester coite ou baisser pavillon devant une difficulté à rationaliser ce qui est. Et comme ce n'est pas pour un équilibre « impossible » qu'elle va crier au miracle, tu trouveras toujours un fana du rationnel pour t'expliquer comment fonctionne l'instinct, surtout s'il en manque. L'intelligence académique – celle qui détient le savoir légitime, celui qui a reçu la sanction de la Loi – n'aime pas trop frayer avec cette forme d'intelligence « inférieure », alors qu'il s'agit en fait de l'intelligence primitive. Aussi on t'expliquera que l'instinct d'équilibre ne peut manifester son efficacité qu'au travers d'un organe spécialisé, que sans le « gyroscope incorporé » que constituent les canaux semi-circulaires de l'oreille interne, il n'y a pas d'équilibre possible. Et comme le gyroscope, lui, la Science sait le mettre en équation, elle aurait ainsi domestiqué – du moins lui arrive-t-il de le penser – l'une des fonctions de l'instinct. La preuve, elle l'a introduit dans des engins de toutes sortes – avions, robots, etc. – qui sont ainsi équipés d'un sens cybernétique de l'équilibre.
    – Mais l'instinct est loin d'être antinomique à la démarche scientifique. Même mystérieux, il n'a rien de magique. Les grandes découvertes, celles qui laissent une marque, ont toujours eu dans leurs prémices un élément instinctif. C'était vrai hier, ce le sera encore demain.
    – Ajoutes-y un tantinet d'intuition dévergondée, et tu ne seras pas loin d'avoir le cocktail d'Aladin, celui qui libère les génies. Un doigt d'instinct, une pincée d'intuition, un rien d'intelligence et un zeste d'humour.
    – L'instinct sur deux roues, c'est pas mal. Mais si l'instinct est hors d'âge, le vélo est un engin moderne. L'instinct d'équilibre n'a pas attendu le Tour de France pour se manifester. Se tenir debout n'est pas particulièrement conforme aux lois de la physique. Marcher, courir, sont des défis à la Loi. Si nous devions nous en tenir aux normes qui fixent le centre de gravité, nous marcherions tous à quatre pattes. Mais là où règne l'instinct, la loi ne trouve pas sa place parce qu'elle n'a même pas à être énoncée. L'homme se voit marcher debout depuis bon nombre de générations; il a eu le temps d'observer le phénomène, mais jamais une loi n'est venue donner les équations de la marche ou dire comment marcher plus efficacement. L'instinct dispose déjà de toute l'efficacité nécessaire, et celui qui veut améliorer ses performances sait ce qu'il doit faire. « La marche se prouve en marchant. »

Défi à l'informatique

    – Et ceci a une implication qui ne va pas obligatoirement plaire aux cybernéticiens, mais qui me rassure un peu. Un ordinateur, de n'importe quelle génération, aussi sophistiqué soit-il, gavé d'équations mirobolantes, conservera toujours un mode d'interactions numériques, avec ses coutures bien chiffrées et sa présentation impeccablement ordonnée. Qu'on installe un ordinateur, assisté ou non de « servo-senseurs » gyroscopiques, sur la selle d'un bicross pour prendre le départ d'un circuit tout terrain et qu'il franchisse la ligne d'arrivée en vainqueur, alors je commencerai à revoir ma vision sur « le miracle informatique ».
    – Non, là tu exagères un peu, il n'a aucune chance, la barre est placée trop haut. Qu'il passe convenablement le premier obstacle, et on en reparlera.
    – L'ordinateur est un « cerveau » – si tant est que l'on puisse risquer une telle analogie à l'anthropomorphisme aussi douteux que conquérant – tout ce qu'il y a de « gaucher », un ensemble combinatoire auquel il manquera toujours les dimensions essentielles que l'on dit logées dans l'hémisphère droit, des dimensions qui, pour être notoirement irrationnelles, ne se mettent pas en équation et qui, trop subtiles, désorienteraient illico ses puces silicifiées.
    – Certes, mais que pourrait bien aller faire une machine, aussi performante soit-elle, dans une compétition avec des humains si elle est incapable de générer l'émotion du vainqueur, le fair-play amer du second ou la détresse du quatrième… que ces feelings soient de droite, de gauche ou du tréfonds.
    – Va savoir. La science-fiction s'est déjà emparée de la question et n'a pas hésité à franchir le pas en mettant dans le décor des robots aux aptitudes non rationnelles, des androïdes pensants doués de sensibilité quasi émotionnelle.
    – Voilà qui ressemble au dépigmenté mister Data (4)… mais sans qu'il soit besoin d'en appeler à la cybernétique ou au convivial androïde, on peut rester bêtement animal. Le sprinter ne se mesure pas au guépard ni le nageur au dauphin. La parité des aptitudes n'est-elle pas un préalable à l'engagement d'une joute ou d'un tournoi ? À quoi rimerait une compétition sans partage des sentiments ?
    – À la guerre.

Face à face avec une loi canonique

    Là, dans ce jeu sans règles, une fois de plus nous venions de déraper sur ces allégations byzantines d'un soi-disant clivage cérébral et de sa dualité longitudinale. Peu étonnant, c'est l'un des poncifs à la mode. Cerveau droit, cerveau gauche : une nouvelle tarte à la crème. La vulgarisation de ce concept, qui, en fait, tient plus de la complémentarité que de l'antagonisme, fait le régal des amateurs de controverses à la sauce amalgame. Entre observations et expérimentations, entre analyses contradictoires de spécialistes et opinions péremptoires de non-spécialistes, le tout rehaussé d'interprétations de chroniqueurs en mal de scoop, la matière grise ne s'éclaircit guère. Aussi, un peu comme nous l'avons fait ce soir-là, pour laisser décanter, je laisserai de côté cette histoire de scissure limbique – avec toutes ses ramifications, il n'y a pas de danger qu'on l'oublie – pour revenir à « l'esprit des lois », car nous n'avions pas encore, même avec l'aide du papet Vincent, satisfait à la vérification directe de notre interprétation de la loi. Pour ce faire, nous l'avons soumise au feu d'un gros canon, une loi qui est désignée aujourd'hui comme l'une de celles qui gouvernent le fonctionnement de l'Univers. On la croise partout, on baigne dedans. Il s'agit de la loi de la gravitation universelle énoncée par Newton (5).
    – Que dit-elle exactement cette loi ?
    – Elle traduit l'attirance mutuelle que les corps ont entre eux, une attirance d'autant plus forte que les corps sont massifs et rapprochés (6). La gravité est la forme première et universelle de la mutualité.
    – En gros, voilà une loi qui sert à justifier que l'on peut marcher et sauter sur la Terre sans risquer de décoller parce que, masse pour masse, chacun attire l'autre…
    – … À ceci près que, dans ce rapport de forces, entre la Terre et un de ses autochtones, il y en a un qui ne fait pas le poids (7).
    – Toujours la force. Mais un rapport de forces peut aussi être plus subtil qu'un physique corps à corps. L'humain est léger, soit, mais il est malicieux.
    – Malicieux parce qu'il a hérité de l'instinct avec les intérêts composés. Sans cela, il n'irait pas bien loin. Se déplacer ou sauter, ces deux pulsions obéissent à un instinct aussi vieux que le sexe.
    – Voilà un concept qui a l'air plutôt trivial.
    – S'il est trivial, c'est bien parce qu'il dit la commune origine des « arrangements » sexués. Regarde la mise en branle du « vivant », l'introït de la genèse si tu préfères, la naturelle sans g majuscule. La cellule « primitive », asexuée, agamique, repue dans la sempiternelle soupe primesautière, n'avait qu'à se laisser diviser pour se multiplier. Après la bombance, le partage clonal. Un tel laisser-aller – rêve de scissipare – ne pouvait engendrer qu'inertie et poussivité. Issu de la sexion, le sémillant gamète, lui, va découvrir d'autres vicissitudes. Demi-portion, avant de pouvoir passer aux agapes, il doit trouver sa moitié… et, partant, se déplacer. L'aller-trouver pour zygoter donna l'impulsion qui fit entrer l'instinct dans l'Histoire.
    Les tribulations du gamète affamé aux prises avec sa quête de complémentarité firent l'objet de la considération attendrie et reconnaissante du fluctuant aréopage… la genèse des pulsions avait bien eu un b.a.-ba.
    …
    – Aussi ce fameux sens de la gravité, celui qui te fait garder les pieds sur Terre, a tout du sens foncier ; et si l'objet de la loi de Newton était de démontrer ce qui allait de soi, ce qui était instinctif, alors, notre fumeuse définition – la loi : un lien destiné à pallier l'absence d'instinct – n'aura pas fait long feu. Comment cette loi, « universellement » reconnue, pourrait-elle venir pallier un manque d'instinct, alors que cet instinct existe depuis toujours ? Il y a comme un défaut.
    – Un défaut, oui, mais seulement en apparence. La loi est bien taillée, c'est la question qui est mal foutue (– salut, Fernand). La loi de la gravitation universelle date de la fin du XVIIe siècle, et elle n'est pas arrivée à ce moment-là pour répondre à une question que personne ne se posait, mais bien pour répondre à une vieille interrogation demeurée sans réponse à travers les siècles. Lorsqu'un soir de pleine lune Newton entend le bruit d'une pomme qui vient de tomber, la question qu'il s'est posée n'était pas « pourquoi cette pomme est-elle tombée ? », mais « pourquoi la Lune ne tombe-t-elle pas sur la Terre comme cette pomme ? » Sa problématique était d'ordre astronomique, et non d'ordre domestique. Et l'intuition de Newton, déjà émoustillée par l'affaire des trajectoires courbes laissée en suspens par Galilée et Kepler (8), lui souffle une réponse qui défie le bon sens : la Lune tombe sur la Terre !
    La légendaire chute de la pomme – les légendes ont toujours un fond de vérité : il arrive bien aux pommes de tomber – aurait ainsi stimulé la clairvoyance du curieux touche-à-tout : la force qui fait tomber la pomme et celle qui tient la Lune « attachée » à la Terre sont des forces de même nature; la pesanteur qui fait choir les choses et la gravité qui gouverne le mouvement des astres procèdent des mêmes fondements.
    Mais « l'instinct » de la pesanteur pour être naturel n'en explique pas pour autant la gravité, et une intuition aussi forte soit-elle reste du domaine de l'esprit. S'il est possible de la faire partager à quelques-uns dans un contact harmonique, elle ne permet pas d'entraîner l'adhésion du grand nombre. Si chacun peut ressentir d'instinct la pesanteur, bien peu ont l'intuition de la gravitation au travers de l'Univers. L'adhésion à ce concept ne peut se faire que par un intermédiaire accessible à tous : une loi. Car « les lois ne doivent point être subtiles : elles sont faites pour des gens de médiocre entendement », s'inquiétera Montesquieu plaidant pour l'intelligibilité de ces vérités savantes et de ces préceptes abscons. Et le génie de Newton a été d'avoir su structurer cet intermédiaire, dans le langage mathématique, sous les traits de la loi de la gravitation universelle. Newton a mis les forces de gravitation en équation, il n'a pas inventé la gravité.
    Premier bénéficiaire de cette « intelligibilité », l'astronomie qui, asservie depuis des siècles au dogme intangible des sphères célestes et étroitement surveillée par des cerbères en robe de clercs, gardiens de l'intégrité des cieux, venait par ce coup législatif de s'octroyer son droit à l'émancipation.
    L'objet premier de la loi de Newton était de donner un support théorique, donc explicatif, au fonctionnement du système solaire. À cet égard, elle a parfaitement rempli son office. Non seulement elle a permis de rendre compte des orbites non circulaires des planètes du système solaire, mais, aujourd'hui encore, elle rend compte avec un certain succès de quelques éléments du fonctionnement de l'Univers. Métamorphoses des étoiles creusets d'atomes, mariage de galaxies ou voracité des trous noirs, toutes ces manifestations ont partie liée avec la gravité.
    La gravité avait exercé sa force tutélaire sans partage ; la loi de la gravitation, présentée dans une formulation accessible à l'entendement, transformait la contrainte en obéissance, faisait du serf un vassal et ouvrait la porte du partenariat. Bel exemple de cette coopération d'un nouvel âge : les voyages au long cours des sondes Voyager lancées les 20 août et 5 septembre 1977. Par la technique du « ricochet planétaire » qui permet, par gravité interposée, de réorienter la trajectoire, Voyager-2 a successivement survolé Jupiter (5 juillet 1979), Saturne (25 août 1981), Uranus (24 janvier 1986) et Neptune (25 août 1989). C'est grâce à une soumission judicieuse à la loi énoncée par Newton que l'équipage de la mission Apollo-13, utilisant le champ de gravité lunaire, a pu, in extremis, prendre le chemin du retour alors qu'à l'aller une explosion avait mis le propulseur principal hors d'usage. Il est à peine utile de mentionner la multitude de satellites qui orbitent autour de la Terre en respectant scrupuleusement les termes de la loi. Ils font déjà tellement partie de notre environnement, au même titre que l'antenne radio de notre automobile bien-aimée, que le consommateur d'ondes, dans sa pesanteur, a assimilé leur espace de circulation sans se soucier outre mesure des fondements de la loi qu'il a fallu respecter pour les placer en orbite, les libérant ainsi, artificiellement, des contraintes de la pesanteur.
    Le plaidoyer avait redonné à notre « esprit des lois » tout son lustre et laissait intacte la géniale intuition d'Isaac Newton. Mais l'intuition n'est pas l'instinct. Dérapage que, pour l'instant, je contrôlerai dans une pirouette elliptique en postulant que la première procède du second. L'anecdote de la pomme ne doit pas faire oublier que l'intuition de Newton était nourrie des travaux de ses prédécesseurs. L'intuition n'est pas infuse, pour s'épanouir elle a besoin de racines nourricières. Galilée, qui délaissa le Ciel et sa lunette pour d'autres cieux l'année de la naissance de Newton, avait fait de la balistique une cible des mathématiques en établissant les premières lois sur la chute des corps et la trajectoire des projectiles. Johannes Kepler, qui avait trouvé l'inspiration en relisant l'ancienne partition de la musique des dix sphères célestes écrite par Pythagore (9) et transmise par Platon (10), laissait d'importants travaux sur les mouvements des planètes. Christiaan Huygens (11) venait d'énoncer les lois de la force centrifuge et le principe de détermination de l'intensité de la pesanteur. Autant d'éléments dispersés que Newton allait compléter et surtout unifier en une magistrale théorie. Les physiques terrestre et céleste, auscultées par le même modem aux arguments mathématiques, allaient cohabiter, en dépit du scandale et des anathèmes, sous le toit d'une seule et même science.
    Publiée en 1687, Philosophiæ naturalis principia mathematica est l'œuvre maîtresse de Newton. Avec son universalité, elle portait le germe d'une quête qui allait exciter bien des limbes. Ce virus, bien sûr, Newton n'a pas manqué de le transmettre avec sa chaire, prestige de l'Université de Cambridge [2]. Aujourd'hui le nombre des contaminés est tel qu'il faut parler de pandémie. De molécules criblées en champs cosmiques, la traque de la Théorie Unique, Graal des physiciens éperdus d'œcuménisme quantique, consomme des preux qui ont troqué la cotte de maille pour le sarrau de labo, la lance pour le laser. Guidé par un rêve, un vieux rêve nourri d'images préschismiques, rémanence d'archéennes excitations pancorticales – pour rechercher une « unité », il faut en avoir conservé une trace, bribe de connaissance ou souvenir évanescent d'une cohésion primordiale –, il arrive que, reprenant son souffle, l'impétrant tombe en arrêt sur un trèfle à quatre feuilles. Alors sous l'étendard frappé de sa bonne étoile, il clame son allégeance à son dieu stochastique.

Les retombées de la gravitation, avec ou sans loi

    Corollaire de la loi de la gravitation, la balistique a vite ouvert, tous azimuts, de multiples champs d'investigation et déclenché une nuée de retombées. Une telle loi était une aubaine, et s'y plier est vite devenu le jeu favori d'ingénieurs de tout poil, tous guidés par l'instinct de la mouche. Un jeu où l'on décroche, sans que le hasard ait quelque chose à y voir, une fusée lunaire ou un missile de croisière, une Saturne ou un Tomahawk, une Ariane ou un Exocet.
    Mais la balistique, même si elle n'en avait pas encore le nom, était pratiquée bien avant que ne parle la poudre. Pour être ingénieux, nul besoin d'être nourri de racines carrées. Il a suffi qu'un galet lancé par un bras puissant estourbisse la proie difficile à approcher pour que l'idée d'arsenal fasse son chemin et s'inscrive tout de go dans le patrimoine culturel. Le progrès aidant – euphémisme pour ne pas dire : le bellicisme conquérant –, la seule force musculaire a vite trouvé ses limites devant la nécessité de porter les coups plus vite et plus loin. Anonymes, la force centrifuge et l'élasticité furent introduites dans la panoplie, et l'instinct trouva sans mal la précision des trajectoires paraboliques. Mythes et légendes fourmillent de connaisseurs et de champions. David, d'un jet de fronde, terrasse le géant Goliath ; Ulysse, par son adresse au tir à l'arc, élimine les prétendants de Pénélope. C'est avec moins de romance, mais avec un empirisme consommé, que la baliste romaine faisait ses hécatombes.
    Instinct ou apprentissage ? Instinct et apprentissage. L'apprentissage est une étape essentielle, mais seconde, qui complète les hésitations de l'instinct (l'instinct d'équilibre permet la marche debout au travers d'une phase d'apprentissage). Lorsque l'instinct fait défaut, comme celui du vol chez l'humain, l'apprentissage assorti d'obstination prolonge alors la phase observation-imitation.

Ricochet transcendantal

    Sachant que c'est le dernier argument qui peut emporter la décision, dans cette recherche d'éléments pour rendre à l'instinct, face à la toute puissante loi de la gravitation, sa valeur originelle, j'ai gardé en réserve une botte des antipodes.
    Projectile au comportement – j'allais écrire, à tort, si sophistiqué – si peu apte à être mis en équations que les physiciens préféreront l'analyse des collisions entre particules dans la lourdeur des accélérateurs à celle de ses arabesques au naturel magique. Engin fabuleux, capable sur une seule impulsion et après des ricochets invraisemblables d'atteindre sa cible ou de revenir à son point de départ, voilà le boomerang. Les lois de la gravitation, de la balistique ou de l'aérodynamique restent sans intérêt devant l'instinct millénaire des aborigènes d'Australie. Le vol du boomerang n'obéit à aucun théorème. Devant le nombre de paramètres qu'elle devrait analyser, comprendre et intégrer avant de pouvoir ébaucher une loi, la physique préfère s'abstenir et s'incliner devant l'habileté du lanceur.
    L'efficacité de l'instinct, conservé à l'abri de la logique raisonnante, n'est racine d'aucune équation algébrique. S'il fallait lui trouver, comme dans un portrait chinois, une image numérisée, ce serait celle d'un avatar transcendantal : p. p du cercle parfait, p des sphères célestes avant même qu'elles fussent musicales, p des bulles évanescentes, p irrationnel mais omniprésent dans l'espace mathématique de la physique, p dont les mathématiques ne peuvent se passer sans avoir jamais pu l'enrégimenter dans ses cadres rationnels. p, l'instinct.

Arithmosophie

    Avant la loi fut le nombre porteur de cette fumeuse transcendance cardinale, quantique avant la lettre… qui, au cœur de la chronique des relations entre Science et Nature, a connu bien des hérauts, et tout particulièrement dans le registre mystique. Le nombre, faire-valoir de la mesure, par la voix de quelques prophètes en la matière, fut révélé comme étant d'essence panthéologique. Pour Pythagore et Kepler, « Dieu est un géomètre »; pour Galilée, « Le livre de la Nature est écrit en langue mathématique »; Newton renchérira : « Les mathématiques sont le langage de Dieu. » Chacun, avec un parti pris forgé au feu de sa conviction, voit un dieu à son image. Satisfecit rassurant. Cette somme d'individualités est le secret de l'universalité divine. À chacun le sien selon sa vérité. Dans ce transfert de personnalité, aujourd'hui, Dieu a acquis de nouvelles compétences : la programmation compte maintenant au nombre de ses hobbies. « Le génial informaticien. » L'affublement, résultat d'une logique mimétique, est, bien sûr, on ne peut plus conjoncturel.
    Le premier des philosophes, tout au moins le premier qui se serait décerné le titre d'amoureux de la sagesse, puisait celle-ci dans la beauté de l'harmonie des nombres. Pour Pythagore, seuls les nombres étaient porteurs de la perfection apte à transformer le désordre – le Chaos – en ordre – le Cosmos –, et une telle perfection ne pouvait être que divine. Ébloui à en être aveuglé par cette « évidence », le géomètre entiché d'unités valida sa vision céleste par un postulat signalétique : chaque « chose » dans l'Univers porte un nombre avec une signification propre. Cet édit sera le fondement propitiatoire de l'arithmomancie (plus couramment dénommée numérologie). Dix sera le nombre magique, support du triangle divin, la tétraktys qui, dans une addition théosophique d'une simplicité enfantine – les hermétistes préfèrent dire virginale – (1+2+3+4), ne pouvait que conduire au nom de Dieu. En somme, le jackpot.
    Au son de la musique des sphères, la mystique et la mathématique, dans un rapport que l'auteur de la table de multiplication n'avait pas calculé, vont engendrer une descendance pléthorique de disciples. Ils seront de toute thymie… mais nul doute que le Dieu qui « compte le nombre des étoiles, et appelle chacune par son nom » (12) saura y dénombrer les siens.
    Les bases de la physique moderne – l'épithète renvoie à contemporaine plutôt qu'à souveraine, car moderne, et cela dans l'esprit même de certains de ses pionniers, a trop souvent signifié achevée, comme si les siècles à venir ne devaient plus être capables de modernité – … donc, les bases de la physique moderne ont été jetées en 1900 sur un trait de génie particulièrement corsé en intuition alors que la dissipation de l'Énergie commençait à donner du fil à retordre. Max Planck, avec la théorie des quanta, jugula les incompréhensions que cette libertine faisait naître. Appréhendée au rythme de ses discontinuités, ses unités placées sous la houlette d'une constante universelle, l'Énergie n'avait plus qu'à se laisser discipliner… ou à faire semblant. Cette rigueur quantique, cause de bien des insomnies, aurait fait assurément les délices du maître de l'école de Crotone.

Fruits en usufruit

    Mais les mathématiques, tout élégantes et toutes subtiles qu'elles soient, ne devaient pas faire oublier leur fonction. Ayant pris sur leurs origines sacralisées dans le mépris des haricots (13) un recul quelque peu iconoclaste, nous pouvions ramener les mathématiques à une dimension plus terre à terre, à savoir qu'elles devaient être considérées comme un outil – le terme employé avait été « une béquille » – que l'homme s'est forgé pour interpréter les règles de fonctionnement de l'Univers et les transcrire en lois lorsque l'instinct lui fait défaut.
    Une penture en fer forgé peut avoir été travaillée comme une œuvre d'art, être parée des plus fines ciselures, tous ces raffinements seront vains si elle ne peut supporter le poids du ventail lorsque viendra le moment d'ouvrir les lourds battants de la cathédrale. La mathématique, à l'image de la ferronnerie, est un art qui s'élabore sur une fonction. La fonction soumise, alors tous les jeux sont permis, toutes les fioritures sont affranchies. Et Dieu sait si en mathématique on ne s'en prive pas. Science dans sa fonction, art dans le raffinement de ses inutilités. Fruit de cette fonction, la loi est l'acte de soumission de l'homme aux règles de la Nature, aux Règles d'Ordonnance, soumission faite en échange d'un droit de jouissance. Le goéland circule dans les airs avec son seul instinct; l'humain pour arpenter ce domaine doit compenser son manque d'instinct en se soumettant aux lois de l'aérodynamique, fruits codifiés de ses découvertes quant aux caractéristiques d'un milieu qui, originellement, ne lui fut pas dévolu.
    Aux minutes du patrimoine, l'instinct, empreinte inaltérable, legs essentiel, y est inscrit en relief. Les lois, droits acquis en usufruit pour un usage de la Nature conformément à ses Règles d'Ordonnance, viendront figurer dans l'acte de succession.
    Toutefois, lors de la transmission, la forme et le contenu de celles-ci pourront se trouver modifiés en vertu du droit de mutation exercé par certains agents réformateurs ou novateurs. (Lorsque Albert Einstein introduit la théorie de la Relativité, il amende les lois de la mécanique newtonienne.) Ces adaptations législatives peuvent aussi résulter d'une mue lorsque s'expriment les exigences d'un ravalement qu'il est convenu d'appeler une révolution. (La révolution copernicienne jette les bases des lois héliocentriques relatives aux mouvements planétaires, dérogeant proprement aux lois des Écritures, au Canon. La Révolution française bouleverse les structures sociales, politiques, juridiques et religieuses pour établir de nouvelles lois et de nouvelles institutions fondées sur la liberté et l'égalité civile. La révolution informatique redéfinit les lois de la communication.)
    D'une façon ou d'une autre, tranquillement ou brutalement, les lois évoluent. L'évolution est un fait. Un fait de société, un fait de l'Histoire. Pas une théorie du hasard et de ses lois combinatoires.

Sur les ailes du dragon

    L'homme aurait-il inventé, ou plus exactement créé l'aile si elle n'avait déjà existé dans la Nature ? La question recelait quelques corollaires. L'humain est-il capable d'un processus de création, ou suit-il toujours un cheminement du type observation-imitation-adaptation avant de inventer ? Créer, c'est associer… associer des éléments qui, seuls, n'auraient pu se rencontrer. Associer des mots ou des atomes, des idées ou des couleurs.
    Aussi, quant à savoir si, sans goélands, l'homme aurait eu assez d'intuition pour créer l'aile, notre réponse fut tout d'abord dubitative. Sans aile à imiter, la première idée a été que le temps de latence nécessaire à l'émergence du concept d'aile aurait été considérablement allongé. Puis est venue l'idée que l'aile, ou plutôt son principe aurait pu jaillir dans le cerveau de quelque ingénieur songeur, allongé sous un arbre une après-midi d'automne, observant les évolutions d'une feuille rousse dans sa chute sur coussin d'air. Enfin, et c'est la réponse à laquelle nous nous sommes ralliés, l'aile aurait fait ses premiers vols il y a bien longtemps… lorsqu'un enfant a couru contre le vent, tirant derrière lui le premier dragon-volant.
    La question portait sur l'aile… c'était mal la poser. Sur le fond, la question était de savoir si l'homme aurait eu l'idée de cette conquête des airs s'ils n'avaient pas déjà été occupés par toutes sortes d'espèces volantes ? Et, à la question ainsi formulée, la réponse a tout de suite été affirmative. C'est sans ailes que les montgolfières gonflées d'air allégé – de l'air chauffé – ont permis de s'affranchir de la pesanteur. Avant Gagarine, il y eut Pilâtre de Rozier. Alors, d'une façon ou d'une autre, un jour ou l'autre – ce fut hier, cela aurait pu être demain –, l'homme serait passé au-dessus des nuages… dans le domaine que les dieux avaient laissé vacant.

Grégarité

    Nous aurions pu nous en tenir là, mais quelqu'un a fait remarquer que nous avions donné à la loi une forte connotation scientifique et que nombre de lois qui s'imposent à tous n'ont pas ce caractère. Certes, nos arguments, en dépit de la gravité, n'entendaient pas prétendre à l'universalité ! Fallait-il pousser l'extrapolation ? À trop vouloir prouver, on ne prouve plus rien, et « les preuves fatiguent la vérité », aurait pu nous signaler Georges Braque. Alors, comme il se faisait tard, très vite et un peu hors sujet, nous avons choisi de tester une loi bateau, expression peu adaptée puisque c'est le code de la route qui est sorti.
    Pourquoi établit-on une loi comme le code de la route, ou n'importe quelle autre loi qui régit une société ? Quel manque vient-elle combler ?
    Si vous circulez en plein désert hors des axes tracés, il est vraisemblable que vous allez assez peu vous soucier d'un code de la route. Vous êtes seul et, si vous êtes là, il est probable que vous savez quelle conduite tenir. Vous êtes responsable, vous intégrez votre propre code. Mais, dès que vous revenez à la « civilisation », sur une route fréquentée vous devez composer avec les autres utilisateurs, mettre votre liberté individuelle entre parenthèses et céder le pas aux conventions collectives.
    Aussi nous avons fait le parallèle suivant. Seul, mon instinct me guide, j'assume naturellement mes responsabilités. En revanche, s'agissant d'une société constituée d'individualités peu nourries d'esprit de corps, l'addition d'instincts singuliers se faisant par une opération plus oblitératrice que coopérative trouve difficilement à produire un tissu à l'instinct pluriel. Pallier cette déplétion, c'est le rôle de la loi édictée. Traitement préventif, la loi supplée au manque d'instinct de groupe, codifie la grégarité en définissant les règles du jeu de société. (On notera que dans les sociétés plus primitives, la coopération est d'autant plus forte que l'instinct des individus est plus découvert, moins étouffé par la « ouate » qui isole les individualités – la ruche et la termitière sont deux exemples de ces mutualités instinctives.)
    Synchronicité. Dans le même temps, comme un écho d'un autre temps qui n'a pas pris une ride, nous retrouvions un corollaire à cette interprétation « sociale » de la loi dans une observation de Tacite (14) : « C'est dans les États les plus corrompus que les lois sont les plus nombreuses. »
    
    La loi, un lien destiné à pallier l'absence d'instinct. De la gravitation au code de la route, l'enchaînement des arguties avait satisfait notre logique libertine. Vous pouvez vous risquer sur d'autres pistes avec d'autres lois; sans trop de circonvolutions et sans avoir à donner dans la jésuitique, cela devrait être tout aussi concluant.

Diagenèse d'une triade

     D'une lave en fusion, d'une pâte d'étoile, la vie est née. Peu à peu, nous nous sommes élevés jusqu'à écrire des cantates et à peser des nébuleuses.

Antoine de Saint-Exupéry

    De cet impromptu sur le fondement du code, amorcé sur une boutade, conséquence de la chute d'une pomme, émergeait une notion encore confuse qui, alors, ne transparaissait que comme l'intuition d'une incomplétude.
    L'instinct, première coulée fondue à même l'esprit des Règles d'Ordonnance, encore nourri de l'énergie fulgurante de la fission, avait été recouvert par les premières retombées venues se mouler sur cette empreinte primitive. L'instinct, d'un seul bloc, cristallin, peu enclin aux écarts de conduite, a gardé partie liée avec la source des informations originelles, alors que, dans le substrat venu le recouvrir, des éléments plus légers développaient des arrangements différents, plus libertins, mais aussi, plus incertains. L'intuition et l'imagination, au cœur de cette strate, – nous l'avons bien ressenti – vibrent d'aise, la première au contact des accents d'harmonie de la matrice cristalline, la seconde ostensiblement tournée vers le ciel.
    Plus lentement, une troisième couche s'est formée sous l'accumulation de particules légères qui, gravifiquement, suivant la loi commune, revenaient… de loin. Au sein de ce néoplasme, dans cette enveloppe mouvante, toutes sortes de combinaisons devenaient possibles. Nous avons cru distinguer dans cette agitation le signe de l'intellect… À ce moment-là, ce « cru »-là devait encore avoir un peu du bouquet du « croire » qui sert à conjuguer les croyances. Depuis, il s'est aéré, et, les papilles débridées, nous lui trouvons un arôme plus capiteux.
    
    Et, les poussières agglutinées en flocons, la neige n'en finit pas de tomber…
    
    … Le Soleil n'allait pas tarder à se lever en Cancer; je suis rentré à pied, c'était plus prudent… car, incomplétude ou pas, la loi des cycles circadiens a des exigences qu'on ne transgresse pas impunément.


(1) L'importation des bois tropicaux est une des activités du port de Sète.

(2) Vous aurez reconnu Jonathan Livingstone le goéland [1].

(3) Genèse 1 : 28.

(4) Ordinateur humanisé de la série, devenue « classique », Star Trek.

(5) Isaac Newton, mathématicien, physicien et astronome anglais (1642-1727).

(6) Une formulation plus puriste serait : deux corps quelconques s'attirent avec une force proportionnelle à leur masse, et cette force diminue en raison inverse du carré de la distance qui sépare leur centre de gravité.

(7) Le rapport entre la masse de la Terre et celle d'un humain est de l'ordre de 1023 ! Ce qui signifie que la force exercée par la Terre sur un humain est cent-mille-milliards-de-milliards de fois plus grande que celle qu'exerce un humain sur la Terre. C'est donc plutôt l'homme qui tombe sur la Terre, bien que le contraire, la Terre qui tombe sur l'homme, physiquement et mathématiquement ne soit pas faux. Question de sens et de bon sens.

(8) Galileo Galilei, mathématicien, physicien et astronome italien (1564-1642); Johannes Kepler, astronome allemand (1571-1630).

(9) Philosophe et mathématicien grec du ~VIe siècle, né à Samos (île de la mer Égée, proche de la côte ionienne). Il fonda des communautés philosophiques à Crotone en Italie.

(10) Philosophe grec (Athènes, ~428 - ~348). Élève de Socrate, il créa en ~387 une école de philosophie : l'Académie.

(11) Physicien, mathématicien et astronome hollandais (1629 - 1695).

(12) Psaume 147 : 4.

(13) Les chroniques attiques d'Aulus Gellius relatent que ce féculent était honni de Pythagore. Bien des exégètes, fans de la musique des sphères, ont cherché à interpréter cette phobie autrement que par une simple aversion du maître de l'harmonie pour une tendance excessive à la flatulence.

(14) Historien latin (55 - 120).


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